1 Comment nommer la littérature contemporaine ? par Dominique Viart (Université
1 Comment nommer la littérature contemporaine ? par Dominique Viart (Université Paris Nanterre / Institut universitaire de France) Inédit, ce texte est mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de son auteur. Comment nommer la littérature contemporaine ? L'étude de la littérature contemporaine française a désormais plus de trente ans d‘expérience, depuis le premier colloque, sur «l'extrême contemporain», organisé en 1986 par l'Association pour la défense et l'illustration de la littérature contemporaine (ADILC) et les articles parus en revues l'année suivante sous la plume de Jean-Pierre Richard, rassemblés dès 1990 dans son ouvrage L'État des choses[1]. Nombre de travaux ont été publiés depuis, qui analysent des œuvres singulières, le trajet d'un écrivain, discernent des tendances, des formes esthétiques, des problématiques transversales. Toutes ces études ont permis d'établir peu à peu un ensemble de caractéristiques esthétiques, de pratiques et d'enjeux littéraires discriminants, et de dessiner ainsi les contours généraux de la «littérature contemporaine» dans notre pays, par opposition d'une part à une littérature plus traditionnelle, d'autre part aux œuvres des dernières avant-gardes, plus formalistes et plus strictement expérimentales. Il est possible d'énumérer ces caractéristiques autour desquelles un relatif consensus critique s'est finalement établi : il s'agit d'une littérature redevenue transitive, qui fait retour aux questions du sujet, de l'Histoire, du réel, ou plutôt qui s'intéresse au sujet, au réel, à l'histoire, au monde social comme questions, en tant qu'ils font question[2], et qui propose pour cela des formes littéraires nouvelles, que nous avons, les uns et les autres, décrites et analysées. Il est établi aussi que cette littérature porte un regard critique, non seulement sur le monde dont elle parle, et plus généralement sur ses objets, quels qu'ils soient, mais aussi sur les formes 2 autrefois sollicitées pour traiter de ces mêmes questions, et sur celles qu'elle-même met en œuvre aujourd'hui. Elle hérite en cela de l'attention développée par la littérature moderne sur son propre fonctionnement —et manifeste une certaine conscience réflexive de sa position dans l'histoire littéraire. Demeure néanmoins une interrogation majeure qui semble, quant à elle, n'être pas complétement résolue: si l'on sait — ou si l'on croit savoir — ce que désigne le «contemporain» en littérature, au moins de manière empirique, la notion elle-même fait problème dès lors qu'il s'agit de la définir en théorie. C'est à cette difficulté que je voudrais tenter de répondre. Ma réflexion à ce sujet est ancienne, car ce problème m'est tôt apparu—en fait, dès qu'il s'est agi de constituer le champ de recherches consacré à ce corpus. Mais je n'ai su pendant longtemps comment le résoudre face à la diversité des œuvres, à leurs évolutions apparemment disparates. Un peu de recul permet à cette richesse de se décanter. Aussi me semble-t-il désormais être en mesure d'y parvenir peut- être, et c'est la proposition à laquelle j'arrive désormais que je voudrais esquisser ici, afin de la soumettre à la discussion. 1. Un problème de définition Giorgio Agamben avait lui-même posé la question Qu'est-ce que le contemporain? dans un petit opuscule de 2008[3]. Lionel Ruffel fut ensuite l'un des premiers à questionner frontalement la fabrique de cette notion dans le volume collectif qui porte le même titre[4]. Son ouvrage de 2016, Brouhaha. Les mondes du contemporain déporte la question vers le monde de l'art, plus exactement vers les institutions du monde de l'art qui revendiquent l'appellation d'Art contemporain[5] —mais il perd alors un peu de vue la littérature stricto-sensu. Vient de paraître au Québec un ouvrage collectif dirigé par Robert Dion et Andrée Mercier, intitulé La Construction du contemporain, qui interroge à son tour la manière dont cette notion a été construite de part et d'autre de l'Atlantique[6]. Je dis bien «a été»: il s'agit là d'un travail qui se présente comme méta-critique et rétrospectif, à la différence de celui dirigé par Ruffel, lequel se veut plus prospectif et théorique. Dans un ouvrage récent, Pascal Mougin conteste de son côté la définition et la circonscription de la littérature contemporaine que dessinent empiriquement la somme des travaux que j'évoquais plus haut[7]. L'auteur montre toutes les ambivalences de cette définition dans le domaine littéraire et finit par en invalider la pertinence même. Un problème notionnel 3 La principale querelle qui émerge de ces divers travaux met en question la définition «historique» du contemporain comme période esthétique s'installant après la fin des avant- gardes, autour des années 1975-84[8], et envisage a contrario la possibilité de lui substituer une définition déshistoricisée. Giorgio Agamben, dont l'opuscule ne cite aucune œuvre contemporaine au sens où nous l'entendons, mais fonde sa démonstration sur un poème de Mandelstam daté de 1923, esquisse un pas en ce sens. Il redéfinit paradoxalement le contemporain comme un rapport «inactuel» au monde présent. Selon lui, le contemporain suppose « une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances »[9]. Aussi est-ce une attitude, laquelle ne définit pas une période. De la même manière, réfléchissant à l'art contemporain et s'appuyant sur les méthodes «anachronistes» de théoriciens comme Georges Didi-Huberman[10] ou Jacques Rancière[11], Lionel Ruffel propose de « dépériodiser le contemporain »[12]. Pascal Mougin semble y être également favorable. Mais tous le sont dans un sens très différent de celui autrefois proposé par Michel Chaillou pour qui l'extrême contemporain, «apologie du regard rétroviseur», consistait à «mettre tous les siècles ensemble»[13]. Pour Chaillou en effet, il ne s'agissait pas de déhistoriciser le contemporain mais de montrer combien celui-ci réactivait le souvenir d'œuvres délaissées sinon dévaluées par la modernité et/ou les avant-gardes. Quant à Robert Dion, Andrée Mercier et leurs collègues québécois, même s'ils établissent en effet des distinctions de périodisation entre littérature française et québécoise, ils demeurent en revanche favorables à une conception datable de la littérature contemporaine. Cette hésitation, ou cette querelle, entre deux définitions du contemporain, l'une historique ou «épocale», l'autre notionnelle ou «modale», procède en fait de deux considérations superposées. La première nous rappelle que le mot «contemporain» revêt deux acceptions: «qui est de ce temps», synonyme donc d'«actuel» ou de «présent» versus «qui est du même temps», donc qui a vécu, travaillé, à la même époque, qui fait partie de la même génération. La seconde considération, qui vient d'Hector Obalk, est développée par Nathalie Heinich dans son petit ouvrage intitulé Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain[14]. La sociologue propose que l'on entende «contemporain» non comme «unmoment de l'évolution esthétique correspondant à une périodisation mais comme un “genre“ de l'art, homologue de ce que fut la peinture d'histoire à l'âge classique»[15]. Ces réflexions d'esthétique générale considèrent ainsi que les esthétiques diverses ne se succèdent pas mais cohabitent dans une même période. Un étal de libraire, un salon d'art plastique, verront en effet coexister des œuvres d'inspiration traditionnelle, d'autres plus formalistes, certaines innovantes, d'autres plus convenues. Aussi serait-il impossible de soutenir que des esthétiques différentes se succèdent les unes aux autres dans la ligne du temps: toutes sont présentes dans le même temps, tout comme le sont la 4 peinture d'Histoire et les natures mortes. «Il y a de tout sur la scène: du traditionnel, du moderne, du très ancien, voire de l'archaïque, du très nouveau, et surtout du mélangé» note Vincent Descombes[16]. Je suis bien d'accord avec ce constat. Mais pas tout à fait sur la conclusion qui en est tirée. D'accord sur le constat puisque c'est sur lui que j'ai fondé, voici près de vingt ans, ma proposition de trois «régimes» de littérature différents: «consentant», «concertant» et «déconcertant[17]. Chaque période voit en effet paraître simultanément des œuvres traditionnelles, d'autres plus commerciales et d'autres encore, plus critiques et plus novatrices. Mais il serait exagéré de considérer pour autant que tout existe à la fois avec autant d'intensité. La tragédie classique a bien disparu, les fabliaux médiévaux aussi; on ne voit plus guère paraître aujourd'hui d'ouvrages romantiques ni de poèmes Dada. Mais surtout seules certaines œuvres identifient a posteriori leur époque. Ainsi, pour nous, aujourd'hui, 1913 demeure l'année de Marcel Proust et d'Alain Fournier, et non celle qui vit paraître Le peuple de la merde Marc Elder, prix Goncourt bien oublié, que nul ne lit plus. Et ce n'est pas Les loups de Guy Mazeline, autre prix Goncourt, mais bien le Voyage au bout de la nuit de Céline qui marque littérairement l'année 1932. Il y avait certes en ces années de la littérature traditionnelle, que j'appelle «consentante» —Elder, Mazeline — mais seuls romans «déconcertants», de Proust et de Céline, nous permettent d'identifier la modernité de cette époque — et donc de la considérer comme celle du roman moderne. Je persiste donc à penser qu'il y existe des époques esthétiques différentes, successives, quand bien même elles se recouvrent parfois. L'histoire littéraire n'est pas à jeter au panier, et l'on peut faire l'Histoire du temps présent. Ces époques ne sont certes pas absolues: toutes les œuvres publiées lors d'une même période ne relèvent pas en effet de la même esthétique. Mais il existe des dominantes. Et ce sont elles qui identifient chacune de ces périodes. Ce sont elles qui nous permettent de parler uploads/Litterature/ viart-comment-nommer-la-litterature-contemporaine.pdf
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- Publié le Dec 13, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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