LYOTARD ET LE VISAGE SANS LEVINAS François-David Sebbah Presses Universitaires
LYOTARD ET LE VISAGE SANS LEVINAS François-David Sebbah Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale » 2015/3 N° 87 | pages 389 à 400 ISSN 0035-1571 ISBN 9782130651284 DOI 10.3917/rmm.153.0389 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2015-3-page-389.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Qu'en est-il de cette infidélité majeure ? Je me propose de montrer que cette infidélité – pour ce qu'elle est – relève en fait d'une forme de fidélité. D'une part, parce que dans leurs effets performatifs le visage selon Levinas et le visage selon Lyotard sont fort proches : c'est l'épreuve de l'anonymat qui ipséise et singularise. D'autre part, parce que si Lyotard refuse l'inscription du Commandement dans le sensible comme Visage, refuse donc cette « phase » de la pensée de Levinas, c'est pour, de ce point de vue, être plus fidèle encore au Commandement que ne le serait Levinas. Il s'agit bien là d'une infidélité à la description lévinassienne, d'une manière de ne pas respecter une exigence imprescriptible du point de vue de Levinas ; il n'en reste pas moins que ce souci de préserver le commandement, tant de la pulsion et du désir que du rapt de l'affect sensible, est aussi une forme de fidélité à Levinas. ABSTRACT. — This article pauses and reflects on why Lyotard (who was an avid reader of Levinas) discusses the face in a purely Merleau-Pontyesque context when he explicitly adresses the question of the face. Thus, in the matter of the face, Lyotard was unfaithful to Levinas's thought. However, I would like to show that the obvious disagreement between Levinas and Lyotard in the issue of the face is, in fact, the result of Lyotard's deep dedica- tion to Levinas. We attempt to report about Lyotard's silence on Levinas when he deals with the face ; we also try to explain that point of affinity where both authors tell us of the reorganization of relationships between singularity and anonymity by having the here- tofore accepted opposites disintegrate. Keeping in mind this interweaving of the faithful- ness and unfaithfulness of Lyotard to Levinas, we should ask ourselves one more question : is it truly necessary to choose between the shock of the ethical demand and the shock of the senses when dealing with the face ? Première remarque qui est un étonnement. On sait que Lyotard fut l'un des premiers à lire et à commenter Levinas de manière conséquente dès la fin des années 1960 en France et que la référence à Levinas est structurante pour sa pensée propre. Or lorsqu'à la fin de sa vie il prend la parole à l'occasion d'un 1. Cet article a été élaboré dans le cadre du programme de recherche TTH (Technologies et Traces de l'Homme), projet soutenu par la Région Picardie et le FEDER, Université de Technologie de Compiègne. Une première version a donné lieu à une conférence prononcée en avril 2013 lors de la journée d'étude « Levinas et la socialité », organisée par J. Bierhanzl et K. Novotny, Faculté des Sciences humaines de l'Université Charles de Prague. Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2015 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 93.23.19.40) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 93.23.19.40) colloque consacré au visage2, pas un mot concernant le visage selon Levinas, pas un mot sur Levinas en général. Lyotard tire alors un tout autre fil : dans le sillage du Merleau-Ponty de L'Œil et l'Esprit et du Visible et l'Invisible, il pense le visage comme paysage et le paysage comme visage. Sous la plume de Lyotard, compte ceci que le visage est « ouverture » du « voyant » au « visible », co-appartenance du voyant au visible, co-appartenance telle que – selon les mots de Cézanne – « la montagne me regarde » : je ne vois qu'en m'ouvrant, dans un mouvement de déhiscence, au « visible » – qui lui-même est « ouverture » symétrique, « voyant » lui-même en ce sens. Visage : un voir lui-même haussé à la condition de visible, suscité comme visible, par un voir symétrique, en une réversibilité originaire. Aussi, la montagne est visage, et tout visage humain est déjà paysage, pris en cette co-appartenance primordiale par où, dès lors, toute individualité stable est tou- jours déjà défaite, toujours déjà prise en l'anonymat de la « chair du Monde ». Si chez Levinas, le visage « troue » le Monde comme « horizon des horizons » selon l'expression husserlienne, chez Lyotard, ici au plus proche du Merleau-Ponty du Visible et l'Invisible, le Monde est visage – et, dès lors, les visages au Monde sont la déhiscence même de ce dernier, cette manière qui est la sienne de s'entrouvrir à lui-même ; déhiscence qui désidentifie et plonge dans l'anonymat. En un sens, on est bien au plus loin de Levinas : le visage est rapatrié dans le Monde de la perception, et, qui plus est, ce dernier est « visage » en tant que chair anonyme. Infidélité majeure de Lyotard à Levinas au point du visage donc – mais examinons-la de plus près… On a pu le remarquer3, en ce texte, Lyotard est plus merleau-pontien que, plus tôt, dans Discours, Figure, alors qu'il élaborait la notion de « figural ». Pour dire les choses rapidement, on peut considérer que dans Discours, Figure, jusqu'à un certain point, Lyotard reprend et poursuit la phénoménologie merleau-pontienne de la perception et de la chair, mais en notant que cette dernière ne parvient pas à faire toute sa part au désir et plus encore à la pulsion, à l'énergétique que Freud aura mis en exergue. Et effectivement pulsion et désir sont peu présents dans le texte explicitement consacré au Visage par Lyotard. Pourtant, la Figure, ou le Figural, a tout à voir avec la pulsion et le désir. Pour Lyotard, le désir voit et se voit – ce qui veut dire qu'il ne s'entend pas (au sens où la Loi commande, requiert l'oreille sans l'œil pour comprendre) et qu'il ne s'écrit pas – au double sens où précisément il n'est pas de la signification produite linguistiquement, il n'est pas 2. Voir « Formule charnelle », conférence donnée lors du colloque « Faire visage » de 1996, pp. 273-283, in Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000. 3. Voir par exemple Stefan KRISTENSEN, « Les empreintes du silence. Merleau-Ponty, Lyotard et les intrigues du désir », Retour d'y voir, no 6, 7 et 8, Une scène romande, Genève, Mamco-Les Presses du réel, novembre 2013. 390 François-David Sebbah © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 93.23.19.40) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 22/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 93.23.19.40) signe à lire ; et pas même écriture – si la marque matériel écriture est déjà prise dans la régularité de la répétabilité possible. Le désir s'exprime ; il s'exprime de telle manière qu'il ne se situe nulle part ailleurs que dans le dynamisme ek-statique en quoi il consiste tout entier (sans intériorité d'où il sortirait, pure sortie) ; il se performe et ne se situe nulle part ailleurs qu'en sa performance. Lyotard, lisant les textes de Freud sur le rêve, ne cesse d'insister sur ceci que les opérations par où le désir s'exprime dans le rêve ne sont en rien des opérations de langage (même si elles affectent le langage) : ni jeu réglé de structure, ni sens à interpréter (en un raccourci exorbitant, on pourrait dire : ni Lacan, ni Ricœur). Le rêve n'est pas un texte à déchiffrer renvoyant vers le désir comme vers un signifié ou comme vers un dedans ou un dessous et surtout pas vers le corrélat d'une représentation. Le rêve est uploads/Litterature/ visage-sans-levinas.pdf
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- Publié le Oct 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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