Version française inédite. Des extraits en sont traduits en allemand dans l’alm

Version française inédite. Des extraits en sont traduits en allemand dans l’almanach Kultura-10 (Institut d’Europe Orientale de Brême, Allemagne), numéro dirigé par le pr. G.Tch. Gousseïnov (2006), téléchargeable sous format pdf à l’adresse : http://www.forschungsstelle-osteuropa.de/con/ Vl. Poutine : « On ira leur faire la peau jusque dans… » Rémi CAMUS (Université de Caen-Basse-Normandie ; CNRS) 0. Ravi et flatté d’être sollicité à répondre au questionnaire « le russe dans la Russie post- eltsinienne » du présent almanach, je suis pourtant très embarrassé : un tel sujet implique une familiarité que je n’ai pas avec la sociolinguistique ou la lexicométrie ou encore l’analyse de discours, voire tout cela ensemble ! Peut-être faudrait-il déclarer forfait… Mais d’un autre côté, comment le linguiste peut-il rester indifférent à ce qui est, disons-le franchement, presque une provocation. Car enfin, si la périodisation proposée en une « décennie eltsinienne » et un « septennat poutinien » renvoie à une chronologie que même les adeptes de la Nouvelle Chronologie historique n’envisageraient pas une minute de remettre en cause, il en va tout autrement du point de vue du linguiste. Rien n’indique que ces tranches de l’histoire récente puissent être de quelque manière articulées à la langue russe. Le temps n’est plus où l’on considérait la langue comme le fait du Prince qui impose souverainement le référent sur les structures immanentes de la langue. Certes, nous partageons tous cette naïveté au quotidien, mais nous savons bien – ou croyons savoir – que c’est là une ruse du langage : les mots feignent d’être d’humbles miroirs dès que se profilent les choses du monde. Les Normands sont réputés pour leur propension à répondre aux questions en posant à leur tour des questions. En guise, donc, de réponse de Normand, et enhardi par la très aimable et obligeante proposition du professeur Guseinov de traduire dans la foulée ces quelques pages, je proposerai une gageure : et si nous inversions les termes du problème, et cherchions dans la matière des textes ce dont Vl. Poutine, mettons, serait un avatar extralinguistique, un produit ? Tout respect dû au rang gardé, s’entend. La tentative risque fort de ne satisfaire personne : les politologues et spécialistes d’histoire contemporaine trouveront déplacé ce fétichisme du mot (fût-il historique), apparemment au détriment de la reconstruction des faits ; les linguistes seront frustrés de voir seulement ébauchée la tâche qui leur revient de droit ; les coupes claires faites dans la matière des textes heurteront tous ceux qui ont fait leur profession de la « lecture lente ». Pour espérer gagner sinon la conviction du lecteur, du moins une attention bienveillante, il conviendra de raisonner à partir de données aisément vérifiables et amendables par tout un chacun. 1. Soit donc une miniature verbale qui a fait date : les paroles attribuée au premier ministre Vl. Poutine lors de la déclaration d’Astana (24 septembre 1999) justifiant l’attaque aérienne russe contre les positions tchétchènes. En voici une version, suivie de la traduction française jadis diffusée : R. Camus, 06.10.2006. « Vl. Poutine : On ira leur faire la peau… » 2 "JA uzhe ustal otvechat' na èti voprosy. Rossijskie samolety nanosjat udary iskljuchitel'no po bazam terroristov. My budem presledovat' ix vsjudu. […] Esli, pardon, v tualete ix pojmaem, i v sortire zamochim", - skazal on. (Les […] appartiennent au texte source : article en ligne, «’L’aviation de la Fédération de Russie poursuit ses frappes aériennes sur le territoire tchétchène (…)’. D’après les dépêches de l’agence Interfaks, 24.09.1999 ») « Je suis fatigué d’avoir encore à répondre à ces questions. Les avions russes frappent uniquement les bases des terroristes. Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. » La coupure « […] » n’est rétablie dans aucune version russe en ligne sur l’internet ; seule la version française insère une phrase supplémentaire à cet endroit. Cette phrase, omise dans la citation qui précède, devra être restituée le moment venu. En lisant seulement les séquences qui se correspondent, on s’aperçoit que la traduction française est contrainte de gommer plusieurs particularités de la phrase sur laquelle nous nous arrêterons, ici en caractères gras. Le traducteur est en présence d’une phrase claudicante qui paraît provenir de la transcription brute de l’interview, comme si avait été court-circuitée l’étape de mise en forme lors d’un hypothétique passage de l’oral spontané à sa retranscription. On en jugera à partir de cette traduction plus fidèle à la structure du texte : « Si nous les attrapons, excusez le détail, dans les toilettes, c’est dans les chiottes que nous les buterons. » (ou : « … nous leur ferons la peau » ou « nous les liquiderons ») Voici le mot-à-mot conservant l’ordre des mots de l’original : « Si, pardon, dans les-toilettes eux attraperons, même dans les-toilettes buterons » Mais pour les besoins de notre investigation, une solution intermédiaire entre le mot-à- mot et la traduction suffira, un compromis signalé par des chevrons : <Si c’est, pardon, dans les toilettes que nous les attrapons, même dans les chiottes nous les buterons> Soit donc cette réplique, qui inscrit son auteur dans la lignée des Cambrone, De Gaulle, Khrouchtchev et autres célèbres adeptes occasionnels du parler cru. Sur le moment, elle a interloqué – et laissé coi : on cherchera en vain des gloses ou des commentaires nourris de cette formule. Sa réception se décline essentiellement sous forme de redites. Les bons dictionnaires ont immédiatement enregistré l’expression sous diverses formes. Les locuteurs l’ont adoptée comme un « mot d’auteur » (le russe dit joliment : « phrase ailée ») compatible avec tous les détournements ironiques. Enfin, on trouve beaucoup de citations revendiquant à l’aide de guillemets leur fidélité à la lettre d’un texte princeps supposé ; mais ces citations coïncident rarement. L’internet offre de nombreux exemples (les guillemets sont supprimés ci-dessous) : - A esli v tualete pojmaem, my ix i v sortire zamochim <si attrapons dans les toilettes, nous les buterons même dans les chiottes> - esli, pardon, v tualete ix pojmaem, i v sortire zamochim... <si les attrapons, pardon, dans les toilettes, même dans les chiottes buterons> -Vy menja izvinite, v tualete pojmaem – my ix i v sortire zamochim.. <Veuillez m’excuser, dans les toiletttes attraperons – nous les buterons même dans les chiottes> etc. R. Camus, 06.10.2006. « Vl. Poutine : On ira leur faire la peau… » 3 La troisième citation est empruntée à l’article d’une linguiste souhaitant illustrer « la vague d’argotismes se déversant dans la parole publique russe » (L.G. Samotik, en ligne sur le site de l’Un. de l’Inst. Péd. de Krasnojarsk). Un détail est très révélateur du mode de diffusion de notre phrase : la citation est documentée par un renvoi à un article publié dans l’hebdomadaire russe à grand tirage Arguments et faits (1999/39) qui la livrait au milieu d’un palmarès de « petites phrases » politiques hors contexte accompagnées de brefs commentaires humoristiques à la manière de la rubrique « Rue des petites perles » du Canard enchaîné. La recherche d’une version « authentique », unique et faisant autorité serait une véritable gageure. De plus, le linguiste, à supposer qu’il ne soit pas, par chance, journaliste d’investigation, n’a pas de bonne raison de rechercher la forme authentique du texte d’origine. La situation est familière aux éditeurs et analystes de mythes, et suggère une décision analogue à celle prise jadis par Claude Lévi-Strauss pour le mythe d’Œdipe et la mythologie des Indiens Pueblo : il s’agira non de versions, mais de variantes, et parmi toutes les variantes rencontrées, convenons de ne faire aucune exclusive, chacune participant de plein droit de l’objet à décrire. Pour reprendre la formule de Levi-Strauss devenue, elle aussi, proverbiale : la phrase de Poutine reste la phrase de Poutine « tant qu’elle est perçue comme telle ». Le corpus sera en langue russe, puisque tel est le terrain élu, mais on a déjà laissé entendre que le recours à certaines traductions n’était pas à exclure, soit pour suppléer aux lacunes du corpus, soit comme révélateur des sens que la phrase russe peut engendrer. En déployant autant que possible la variation qui se manifeste d’une occurrence singulière à une autre occurrence singulière, on obtient la matière première d’un travail d’interprétation/restitution de ce qu’on conviendra d’appeler : « la phrase de Poutine ». Autrement dit, la « phrase de Poutine » en tant qu’objet de discours n’est pas donnée, elle doit être reconstruite. Et elle ne coïncide pas nécessairement avec la phrase de Vl. Poutine, ex-futur-président de la Fédération de Russie. Le parallèle avec la méthode inventée par l’auteur de Tristes tropiques s’arrête-là : l’investigation portant un caractère illustratif, le corpus sollicité est très en-deça de ce qu’une véritable analyse exigerait ; et l’approche choisie n’est pas stricto sensu structuraliste. 2. Commençons par le verbe zamochim, forme préfixée et conjuguée à la première personne du pluriel du verbe mochit’ traduit ici « buter, faire la peau à, régler son compte à ». C’est le terme uploads/Litterature/ vl-poutine-on-ira-leur-faire-la-peau-ju.pdf

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