Voltaire Conseils à un journaliste Edition : CECP Editions Lyon, 3e trim 2007 p

Voltaire Conseils à un journaliste Edition : CECP Editions Lyon, 3e trim 2007 pour : musée du journalisme et des journaux http://moments.pressetech.org Moments de Presse CONSEILS A UN JOURNALISTE Les «Conseils à un journaliste sur la philosophie, l’histoire, le théâtre, les pièces de poésie, les mélanges de littérature, les anecdotes littéraires, les langues et le style » que dispense un Voltaire un peu condescendant ne sont peut-être pas ceux que l’on songerait à donner en priorité. C’est qu’il s’agit plutôt de conseils aux éditorialistes et critiques littéraires qu’aux rap- porteurs de faits. Et pour cause : à l’époque, Journal désigne encore un « périodique qui contient les extraits des livres nou- vellement imprimés, avec un détail des découvertes que l'on fait tous les jours dans les Arts & dans les Sciences. »1 C’est dans cette presse littéraire et polémique que Voltaire comptera quelques-uns de ses meilleurs ennemis, comme le célèbre Elie Fréron. Les journaux rapportant l’actualité, eux, se nomment toujours Gazettes et leurs auteurs nouvellistes ou gaze- tiers : « un bon gazetier doit être promptement instruit, vé- ridique, impartial, simple & correct dans son style; cela signifie que les bons gazetiers sont très rares ».2 Mais si les conseils de Voltaire s’adressent avant tout au journalisme culturel, la leçon de scepticisme et de rigueur qu’il dispense au passage pourrait profiter à n’importe quel reporter. Et plus encore son conseil primordial : « Soyez impartial ». 1 Selon l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (8 : 896). 2 Op. cit. p 7:535 CONSEILS A UN JOURNALISTE 3 ’ouvrage périodique auquel vous avez dessein de travailler, monsieur, peut très bien réussir, quoi- qu’il y en ait déjà trop de cette espèce. Vous me de- mandez comment il faut s’y prendre pour qu’un tel journal plaise à notre siècle et à la postérité. Je vous répondrai en deux mots : Soyez impartial. Vous avez la science et le goût ; si avec cela vous êtes juste, je vous prédis un succès durable. Notre nation aime tous les genres de littérature, depuis les mathématiques jusqu’à l’épigramme. Aucun des journaux ne parle communé- ment de la partie la plus brillante des belles-lettres, qui sont les pièces de théâtre, ni de tant de jolis ouvrages de poésie, qui soutiennent tous les jours le caractère aimable de notre nation. Tout peut entrer dans votre espèce de journal, jusqu’à une chanson qui sera bien faite ; rien n’est à dédaigner. La Grèce, qui se vante d’avoir fait naître Platon, se glorifie encore d’Anacréon, et Cicéron ne fait point oublier Catulle. SUR LA PHILOSOPHIE. Vous savez assez de géométrie et de physique pour rendre un compte exact des livres de ce genre, et vous avez assez d’esprit pour en parler avec cet art qui leur ôte leurs épines, sans les charger de fleurs qui ne leur conviennent pas. L 4 VOLTAIRE Je vous conseillerais surtout, quand vous ferez des ex- traits de philosophie, d’exposer d’abord au lecteur une espèce d’abrégé historique des opinions qu’on propose, ou des vérités qu’on établit. Par exemple, s’agit-il de l’opinion du vide : dites en deux mots comment Épi- cure croyait le prouver ; montrez comment Gassendi l’a rendu plus vraisemblable ; exposez les degrés infinis de probabilité que Newton a ajoutés enfin à cette opi- nion par ses raisonnements, par ses observations, et par ses calculs. S’agit-il d’un ouvrage sur la nature de l’air ; il est bon de montrer d’abord qu’Aristote et tous les philosophes ont connu sa pesanteur, mais non son degré de pesan- teur. Beaucoup d’ignorants qui voudraient au moins savoir l’histoire des sciences, les gens du monde, les jeunes étudiants, verront avec avidité par quelle raison et par quelles expériences le grand Galilée combattit le premier l’erreur d’Aristote au sujet de l’air, avec quel art Torricelli le pesa, ainsi qu’on pèse un poids dans une balance ; comment on connut son ressort ; com- ment enfin les admirables expériences de MM. Hales et Boerhaave ont découvert des effets de l’air, qu’on est presque forcé d’attribuer à des propriétés de la ma- tière inconnues jusqu’à nos jours. CONSEILS A UN JOURNALISTE 5 Paraît-il un livre hérissé de calculs et de problèmes sur la lumière ; quel plaisir ne faites-vous pas au public de lui montrer les faibles idées que l’éloquente et igno- rante Grèce avait de la réfraction ; ce qu’en dit l’Arabe Alhazen, le seul géomètre de son temps ; ce que devine Antonio de Dominis ; ce que Descartes met habile- ment et géométriquement en usage, quoique en se trompant ; ce que découvre ce Grimaldi, qui a trop peu vécu ; enfin ce que Newton pousse jusqu’aux véri- tés les plus déliées et les plus hardies auxquelles l’esprit humain puisse atteindre, vérités qui nous font voir un nouveau monde, mais qui laissent encore un nuage derrière elles. Composera-t-on quelque ouvrage sur la gravitation des astres, sur cette admirable partie des démonstrations de Newton ; ne vous aura-t-on pas obligation si vous rendez l’histoire de cette gravitation des astres, depuis Copernic, qui l’entrevit, depuis Kepler, qui osa l’annoncer comme par instinct, jusqu’à Newton, qui a démontré à la terre étonnée qu’elle pèse sur le soleil, et le soleil sur elle ? Rapportez à Descartes et à Harriot l’art d’appliquer l’algèbre à la mesure des courbes ; le calcul intégral et différentiel à Newton, et ensuite à Leibnitz. Nommez dans l’occasion les inventeurs de toutes les découvertes nouvelles. Que votre ouvrage soit un registre fidèle de la gloire des grands hommes. 6 VOLTAIRE Surtout en exposant des opinions, en les appuyant, en les combattant, évitez les paroles injurieuses qui irri- tent un auteur, et souvent toute une nation, sans éclai- rer personne. Point d’animosité, point d’ironie. Que direz-vous d’un avocat général qui, en résumant tout un procès, outragerait par des mots piquants la partie qu’il condamne ? Le rôle d’un journaliste n’est pas si respectable, mais son devoir est à peu près le même. Vous ne croyez point l’harmonie préétablie, faudra-t-il pour cela décrier Leibnitz ? Insulterez-vous à Locke, parce qu’il croit Dieu assez puissant pour pouvoir donner, s’il le veut, la pensée à la matière ? Ne croyez- vous pas que Dieu, qui a tout créé, peut rendre cette matière et ce don de penser éternels ? que s’il a créé nos âmes, il peut encore créer des millions d’êtres dif- férents de la matière et de l’âme ? qu’ainsi le sentiment de Locke est respectueux pour la Divinité, sans être dangereux pour les hommes ? si Bayle, qui savait beau- coup, a beaucoup douté, songez qu’il n’a jamais douté de la nécessité d’être honnête homme. Soyez-le donc avec lui, et n’imitez point ces petits esprits qui outra- gent par d’indignes injures un illustre mort qu’ils n’auraient osé attaquer pendant sa vie. SUR L’HISTOIRE. Ce que les journalistes aiment peut-être le mieux à traiter, ce sont les morceaux d’histoire : c’est là ce qui est le plus à la portée de tous les hommes, et le plus de leur goût. Ce n’est pas que dans le fond on ne soit aussi CONSEILS A UN JOURNALISTE 7 curieux pour le moins de connaître la nature que de savoir ce qu’a fait Sésostris ou Bacchus ; mais il en coûte de l’application pour examiner, par exemple, par quelle machine ou pourrait fournir beaucoup d’eau à la ville de Paris, ce qui nous importe pourtant assez ; et on n’a qu’à ouvrir les yeux pour lire les anciens contes qui nous sont transmis sous le nom d’histoires, lesquels on nous répète tous les jours, et qui ne nous importent guère. Si vous rendez compte de l’histoire ancienne, proscri- vez, je vous en conjure, toutes ces déclamations contre certains conquérants. Laissez Juvénal et Boileau don- ner, du fond de leur cabinet, des ridicules à Alexandre, qu’ils eussent fatigué d’encens s’ils eussent vécu sous lui ; qu’ils appellent Alexandre insensé ; vous, philoso- phe impartial, regardez dans Alexandre ce capitaine général de la Grèce, semblable à peu près à un Scan- derbeg, à un Huniade, chargé comme eux de venger son pays, mais plus heureux, plus grand, plus poli et plus magnifique. Ne le faites pas voir seulement subju- guant tout l’empire de l’ennemi des Grecs, et portant ses conquêtes jusqu’à l’Inde, où s’étendait la domina- tion de Darius ; mais représentez-le donnant des lois au milieu de la guerre, formant des colonies, établis- sant le commerce, fondant Alexandrie et Scanderon, qui sont aujourd’hui le centre du négoce de l’Orient. C’est par là surtout qu’il faut considérer les rois ; et c’est ce qu’on néglige. Quel bon citoyen n’aimera pas 8 VOLTAIRE mieux qu’on l’entretienne des villes et des ports que César a bâtis, du calendrier qu’il a réformé, etc., que des hommes qu’il a fait égorger ? Inspirez surtout aux jeunes gens plus de goût pour l’histoire des temps récents, qui est pour nous de né- cessité, que pour l’ancienne, qui n’est que de curiosité ; qu’ils songent que la moderne a l’avantage d’être plus certaine, par cela même qu’elle est moderne. uploads/Litterature/ voltaire-conseils-journalistes.pdf

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