Gérard Genette Vraisemblable et motivation In: Communications, 11, 1968. pp. 5-
Gérard Genette Vraisemblable et motivation In: Communications, 11, 1968. pp. 5-21. Citer ce document / Cite this document : Genette Gérard. Vraisemblable et motivation. In: Communications, 11, 1968. pp. 5-21. doi : 10.3406/comm.1968.1154 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_11_1_1154 Gérard Genette Vraisemblance et motivation Le xvne siècle français a connu, en littérature, deux grands procès de vraisem blance. Le premier se situe sur le terrain proprement aristotélicien de la tragédie — ou plus exactement, en l'occurrence, de la tragi-comédie — : c'est la querelle du Cid (1637) ; le second étend la juridiction au domaine du récit en prose : c'est l'affaire de la Princesse de Clèves (1678). Dans les deux cas, en effet, l'ex amen critique d'une œuvre s'est ramené pour l'essentiel à un débat sur la vra isemblance d'une des actions constitutives de la fable : la conduite de Chimène à l'égard de Rodrigue après la mort du Comte, l'aveu fait par Mme de Clèves à son mari 1. Dans les deux cas aussi l'on voit combien la vraisemblance se dis tingue de la vérité historique ou particulière : « II est vrai, dit Scudéry, que Chi mène épousa le Cid, mais il n'est point vraisemblable qu'une fille d'honneur épouse le meurtrier de son père 2 » ; et Bussy-Rabutin : « L'aveu de Mme de Clèves à son mari est extravagant et ne se peut dire que dans une histoire véritable ; mais quand on en fait une à plaisir, il est ridicule de donner à son héroïne un sen timent si extraordinaire 3. » Dans les deux cas encore, se marque de la façon la plus nette la liaison étroite, et pour mieux dire l'amalgame entre les notions de vraisemblance et de bienséance, amalgame parfaitement représenté par l'ambi guïté bien connue (obligation et probabilité) du verbe devoir : le sujet du Cid est mauvais parce que Chimène ne devait pas recevoir Rodrigue après le duel fatal, souhaiter sa victoire sur don Sanche, accepter, même tacitement, la perspective d'un mariage, etc. ; l'action de la Princesse de Clèves est mauvaise parce que Mme de Clèves ne devait pas prendre son mari pour confident, — ce qui signifie 1. On ne reviendra pas ici sur tous les détails de ces deux affaires, dont on peut trouver les pièces d'une part dans A. Gasté, La querelle du Cid, Paris, 1898, et d'autre part dans la collection de l'année 1678 du Mercure Galant, dans Valincour, Lettres sur le sujet de la princesse de Clèves (1678), édition procurée par A. Cazes, Paris 1925, et dans les Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves, Paris, 1679. Une lettre de Fonte- neixe au Mercure et une autre, de Bussy-Rabutin à Mme de Sévigné, sont en appendice de l'édition Cazes de la Princesse, Les Belles Lettres, Paris, 1934, à laquelle renverront ici toutes les citations du roman. Sur les théories classiques du vraisemblable, consulter René Bra y, Formation de la Doctrine classique, Paris, 1927, et Jacques Schérer, La Dramaturgie classique en France, Paris, 1962. 2. Observations sur le Cid, in Gasté, p. 75. 3. La Princesse de Clèves, éd. Cazes, p. 198. Gérard Genette évidemment tout à la fois que ces actions sont contraires aux bonnes mœurs 1, et qu'elles sont contraires à toute prévision raisonnable : infraction et accident. L'abbé d'Aubignac, excluant de la scène un acte historique comme le meurtre d'Agrippine par Néron, écrit de même : « Cette barbarie serait non seulement horrible à ceux qui la verraient, mais même incroyable, à cause que cela ne devait point arriver » ; ou encore, sur un mode plus théorique : « La scène ne donne point les choses comme elles ont été, mais comme elles devaient être 2. » On sait depuis Aristote que le sujet du théâtre — et, extensivement, de toute fiction — n'est ni le vrai ni le possible mais le vraisemblable, mais on tend à identifier de plus en plus nettement le vraisemblable au devant-être. Cette identification et l'opposition entre vraisemblance et vérité sont énoncées du même souffle, en des termes typiquement platoniciens, par le P. Rapin : « La vérité ne fait les choses que comme elles sont, et la vraisemblance les fait comme elles doivent être. La vérité est presque toujours défectueuse, par le mélange des conditions singulières qui la composent. Il ne naît rien au monde qui ne s'éloigne de la perfection de son idée en y naissant. Il faut chercher des originaux et des modèles dans la vraisemblance et dans les principes universels des choses : où il n'entre rien de matériel et de singulier qui les corrompe » 3. Ainsi les bienséances internes se confondent-elles avec la conformité, ou convenance, ou propriété des mœurs exigée par Aristote, et qui est évidemment un élément de la vraisemblance : « Par la propriété des mœurs, dit la Mesnardière, le poète doit considérer qu'il ne faut jamais introduire sans nécessité absolue ni une fille vaillante, ni une femme savante, ni un valet judicieux... Mettre au théâtre ces trois espèces de personnes avec ces nobles conditions, c'est choquer directement la vraisem blance ordinaire... (Toujours sauf nécessité) qu'il ne fasse jamais un guerrjer d'un Asiatique, un fidèle d'un Africain, un impie d'un Persien, un véritable d'un Grec, un généreux d'un Thracien, un subtil d'un Allemand, un modeste d'un Espagnol, ni un incivil d'un Français 4 ». En fait, vraisemblance et bienséance se rejoignent sous un même critère, à savoir, « tout ce qui est conforme à l'opinion du public 5 ». Cette « opinion », réelle ou supposée, c'est assez précisément ce que l'on nommerait aujourd'hui une idéologie, c'est-à-dire un corps de maximes et de préjugés qui constitue tout à la fois une vision du monde et un système de valeurs. On peut donc indifféremment énoncer le jugement d'invraisemblance sous une forme éthique, soit : le Cid est une mauvaise pièce parce qu'il donne en exemple la conduite d'une fille dénaturée 8, ou sous une forme logique, soit : 1. Telles qu'on les entend à l'époque. Laissant de côté l'insipide débat au fond, notons seulement le caractère aristocratique assez marqué des deux critiques dans leur ensemble: à propos du Cid, l'esprit de vendetta et de piété familiale prévalant sur les sentiments personnels, et dans le cas de la Princesse, la distension du lien conjugal et le mépris pour toute intimité affective entre époux. Bernard Pingaud résume bien (Madame de la Fayette, Seuil, p. 145) l'opinion de la plupart des lecteurs, hostiles à l'aveu, par cette phrase : « Le procédé de Mme de Clèves leur semble du dernier bourgeois. » 2. La Pratique du Théâtre (1657), éd. Martino, Alger, 1927, p. 76 et 68. Souligné par nous. 3. Réflexions sur la Poétique (1674) Œuvres, Amsterdam 1709, II, p. 115-116. 4. La Poétique (1639), cité par Bray, op. cit.,. p. 221. 5. Rapin, op. cit., p. 114. C'est sa définition du vraisemblable. 6. Scudery (Gasté, p. 79-80) : le dénouement du Cid « choque les bonnes mœurs », lcpièce entière « est de très mauvais exemple ». 6 Vraisemblance et motivation le Cid est une mauvaise pièce parce qu'il donne une conduite reprehensible à une fille présentée comme honnête 1. Mais il est bien évident qu'une même maxime sous-tend ces deux jugements, à savoir qu'une fille ne doit pas épouser le meurt rier de son père, ou encore qu'une fille honnête n épouse pas le meurtrier de son père; ou mieux et plus modestement, qu'une fille honnête ne doit pas épouser, etc. : c'est-à-dire qu'un tel fait est à la limite possible et concevable, mais comme un accident. Or, le théâtre (la fiction) ne doit représenter que Y essentiel. L'incon- duite de Chimène, l'imprudence de Mme de Clèves sont des actions « extravagantes », selon le mot si expressif de Bussy, et V extravagance est un privilège du réel. Telle est, grossièrement caractérisée, l'attitude d'esprit sur laquelle repose explicitement la théorie classique du vraisemblable, et implicitement tous les systèmes de vraisemblance encore en vigueur dans des genres populaires tels que le roman policier, le feuilleton sentimental, le western, etc. D'une époque à l'autre, d'un genre à l'autre, le contenu du système, c'est-à-dire la teneur des normes ou jugements d'essence qui le constituent, peut varier en tout ou en partie (d' Aubignac remarque, par exemple, que le vraisemblable politique des Grecs, qui était répu blicain et dont la « croyance » était « que la monarchie est toujours tyrannique », n'est plus recevable pour un spectateur français du xvne siècle : « nous ne voulons point croire que les Rois puissent être méchants 2 ») ; ce qui subsiste, et qui définit le vraisemblable, c'est le principe formel de respect de la norme, c'est-à-dire l'existence d'un rapport d'implication entre la conduite particulière attribuée à tel personnage, et telle maxime générale 3 implicite et reçue. Ce rapport d'impli cation fonctionne aussi comme un principe d'explication : le général détermine et donc explique le particulier, comprendre la conduite d'un personnage (par exemple), c'est pouvoir la référer à une maxime admise, et cette référence est reçue uploads/Litterature/ vraisemblable-et-motivation.pdf
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- Publié le Jan 12, 2022
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