©1993-2009 Bernard SUZANNE 1 THÉÉTÈTE Extrait d’un ouvrage non publié de Bernar

©1993-2009 Bernard SUZANNE 1 THÉÉTÈTE Extrait d’un ouvrage non publié de Bernard SUZANNE écrit en 1993 et intitulé « Le philosophe retrouvé, une (autre) lecture des dialogues de Platon ». Avec la trilogie Théétète, Sophiste, Politique, nous entrons sur un terrain plus solide pour ce qui concerne les groupements de dialogues : personne ne conteste plus aujourd’hui que ces trois dialogues ont été écrits par Platon pour être lus à la suite dans cet ordre, et la seule question qui reste est celle de savoir si cette trilogie est une tétralogie inachevée, qui aurait dû être complé- tée par un dialogue entre Socrate l’Ancien et Socrate le Jeune ayant pour nom le Philosophe. Mais plutôt que d’entrer dans cette controverse, à laquelle notre présentation en tétralogies des dialogues donne une réponse implicite, ce que nous voudrions dire ici, c’est que, dans cette trilogie présentée comme telle par Platon lui-même, on peut voir comme un résumé de tout le parcours des dialogues dans son ensemble, et qu’à ce titre, c’est la trilogie toute entière qui pourrait porter le titre « Le Philosophe ». Résumé donc, en ce que, comme nous l’allons mon- trer, le Théétète est une reprise en raccourci des cinq premières tétralogies, cependant que la dernière tétralogie déploie le portrait du (philosophe-)roi du Politique en le montrant à l’œuvre dans les différentes sphères d’activité : fixant la juste mesure qui règle la vie heureuse, en guise d’introduction, dans le Philèbe, s’intéressant à une science qui ne se prend pas pour la vérité définitive, mais nous donne à contempler un modèle divin à imiter, dans le Timée, nous appre- nant à porter un jugement sur l’histoire avec le Critias, pour élaborer enfin les Lois par lesquel- les il contribue par sa raison à l’ordre du monde en rendant possible la vie heureuse pour les habitants de la cité. Quant au Sophiste, il est au cœur de ce double parcours, point où le rac- courci rejoint le plan en grand, moment où la mort corporelle de Socrate est vengée par le triomphe idéel sur le vrai coupable, ce Parménide qui, croyant nous sauver du mobilisme uni- versel, a étouffé la pensée et ouvert la porte à tous les scepticismes, a tué la philosophie en engendrant la rhétorique, sinon par lui-même, du moins à travers les courants de pensée aux- quels il a donné naissance. Que le Théétète, donc, renoue avec les dialogues dits socratiques, que le style et la mise en scène au moins nous rappellent le Lysis ou le Charmide plus que le Sophiste ou le Politique, que l’aporie finale nous ramène au temps des Lachès et des Hippias, c’est ce que plus d’un commentateur a remarqué déjà. Que l’atmosphère de la République transparaisse en maints endroits, et en particulier dans ce que l’on est convenu d’appeler la « digression » sur le rhé- teur et le philosophe (172c-177c), ce n’est pas là nouveauté non plus. Mais il faut aller plus loin, et c’est dans la construction même du dialogue que nous pouvons trouver un parallèle avec la progression des tétralogies. Sur le plan de ce dialogue, on trouve pour une fois un large accord entre les commenta- teurs. N’est-il pas évident qu’après un prologue double — dialogue préliminaire entre Eu- clide et Terpsion d’une part (142a-143c), dialogue introductif entre Socrate, Théodore et Théétète d’autre part, qui permet la présentation de Théétète, du problème à traiter (la défini- tion de la science) et de l’art maïeutique que Socrate va mettre en œuvre dans la suite (143c- 151d) —, le dialogue proprement dit se déploie en trois parties autour des trois définitions successives de la science que propose Théétète : la science comme sensation, qui suscite la critique de Protagoras avec sa thèse de l’homme-mesure et du mobilisme héraclitéen dont elle découle (151d-187a) ; la science comme opinion droite, qui provoque une recherche sur la possibilité de l’opinion fausse (187b-201c) ; enfin la science comme opinion droite accompa- gnée de raison (logos), qui débouche sur l’examen des différents sens de ce mot (201c-210d) ; T h é é t è t e © 1993-2009 Bernard SUZANNE 2 le tout agrémenté d’une digression, ainsi qualifiée par Socrate lui-même (177b), qui oppose le rhéteur au philosophe, et arrive comme par hasard pratiquement au milieu du dialogue ?... Mais n’oublions pas qu’avec Platon, l’évidence peut être trompeuse, ou du moins cacher une vérité plus profonde qui ne se donne pas à voir à qui ne la cherche pas. Bien sûr, ce premier niveau de découpage est incontestable, et nous permet déjà une première mise en relation avec des analyses précédentes, et avec les découpages de la ligne de la République. Ces trois défini- tions nous font en effet progresser sur les trois premiers segments de cette ligne : la définition par la sensation nous laisse dans le monde de la représentation, de l’image, de l’eikasia ; celle par l’opinion droite nous introduit au monde de la foi, de la pistis ; la dernière enfin, nous élève dans le monde du discours, de la raison, de la dianoia. Hélas, c’est dans le dernier segment que nous aurions pu trouver l’epistèmè cherchée, et ce travail reste pour nous à faire. Ce qu’une recherche plus poussée au delà des apparences nous permet de découvrir, c’est un plan en cinq parties, qui peut être mis en parallèle avec les cinq premières tétralogies. Cette mise en relation éclaire et le plan du Théétète, et le plan des dialogues dans leur ensemble. Le plan du Théétète I. Prologue 142a-151d (9) 1. Introduction au dialogue par Euclide et Terpsion 142a-143c 2. L’opinion de Théodore sur Théétète 143-144d 3. Qu’est-ce que la science ? Socrate juge Théétète en action 143c-148e 4. Socrate accoucheur d’âmes 148e-151d 5. Le logos dont accouche Théétète 151d-210d II. Science = sensation (1) (avec Théétète) 151d-165e(14) Le relativisme de Protagoras et le mobilisme d’Héraclite Qui donc est mesure : homme, bête ou dieu ? Transition : plaidoyer pour Protagoras 165e-168c (3) Certaines représentations sont « meilleures les unes que les autres. » (167b) III. Science = sensation (2) (avec Théodore) 168c-184b (16) Qui est le juge du meilleur pour la cité ? La « digression » : rhéteur et philosophe 172b-177b Le mobilisme destructeur du discours Transition : l’âme, siège du doxazein 184b-187a (3) Seule l’âme atteint à l’être, et donc au vrai IV. Science = opinion droite 187b-201c (14) Comment est possible l’opinion fausse ? L’âme bloc de cire – l’âme colombier L’opinion droite obtenue par la persuasion, sans la science V. Science = opinion droite + logos 201c-210d (9) Les trois sens du mot logos : expression sonore, énumération, définition par la différence T h é é t è t e © 1993-2009 Bernard SUZANNE 3 Ce plan, sans remettre en cause les divisions déjà trouvées, rééquilibre les sections, en séparant le traitement de la première définition en deux parties, l’une où Théétète est l’interlocuteur, et l’autre où c’est Théodore, et en mettant en évidence le rôle charnière de deux sections : le discours que Socrate fait au nom de Protagoras au milieu de la discussion de la première définition (165e-168c), discours qui précède, dans la mise en scène, l’entrée en lice de Théodore comme interlocuteur temporaire à la place de Théétète ; et la brève discussion avec Théétète qui conclut la critique de cette première définition, après que Théodore se soit récusé pour la suite, et que Socrate ait remis à plus tard l’examen des thèse de Parménide (184b-187a). Dans la première partie de la discussion consacrée à la définition de la science comme sensa- tion (151d-168c), Socrate se contente d’« accoucher » Théétète de sa thèse, en mettant en évidence les liens de cette définition avec la théorie de l’homme-mesure de Protagoras, et, au delà, avec le mobilisme d’Héraclite et de ses disciples, et d’accumuler, au gré de la discussion, diverses objections à ces thèses, pour provoquer l’étonnement de Théétète, dont Socrate nous dit qu’il est à l’origine de la philosophie 1. Le discours fait au nom de Protagoras par Socrate marque un tournant dans la discussion en ce qu’il permet de mettre en évidence le dilemme auquel nous sommes confrontés : Protagoras lui-même, dès le moment où il parle d’homme-mesure introduit le ver dans le fruit, car qui dit mesure dit étalon, valeur, et, comme, de l’aveu même de Platon, notre homme n’était pas un immoraliste, il est contraint d’admettre que, si toute « représentation » est également vraie pour celui qui la perçoit, certaines ont plus de valeur que d’autres dans les faits 2. Ainsi donc, de deux choses l’une : ou bien l’on reste fidèle jusque dans ses plus extrêmes conséquences au mobilisme, mais alors, comme le montrera Socrate (181b-183c), on annihile toute possibilité de langage et de pensée, ou bien, comme Protagoras, on cède à l’évidence des faits et l’on admet ne serait-ce qu’un epsilon de valeur, et c’en est fait du relativisme. Car on peut bien continuer à jouer avec les mots et refuser l’appellation de vérité à ce uploads/Litterature/ a-propos-du-theetete-pdf.pdf

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