Editeurs titre année LA QUESTION CURRICULAIRE À LA LUMIÈRE DE LA TAD : DÉFIGEME
Editeurs titre année LA QUESTION CURRICULAIRE À LA LUMIÈRE DE LA TAD : DÉFIGEMENT PRAXÉOLOGIQUE ET QUESTIONNEMENT DU MONDE Yves Chevallard* RESUME Cet exposé repose en premier lieu sur la dialectique entre curriculums institutionnellement offerts (CIO) et curriculums personnellement vécus (CPV). Alors que la notion de curriculum ordinairement employée renvoie presque toujours à la notion de CIO, on insiste ici sur la notion clé de CPV, c’est-à-dire, grosso modo, sur la réalité vécue par l’utilisateur de l’offre curriculaire – « l’étudiant ». Pour cela, deux aspects essentiels sont développés. D'une part, nous donnons une formalisation soignée de la notion de curriculum utilisant notamment les notions de position institutionnelle, de fonction productive et de fonction formative et de parcours positionnel et formatif. D’autre part, une place jusqu’ici inédite est donnée à la description empirique de parcours positionnels et formatifs, qui ancre la dialectique précitée dans la réalité vécue. Tout cela conduit à poser le problème du resserrement de la dialectique CIO/CPV, exprimé en termes de « défigement » curriculaire et de changement de paradigme d’étude articulés aux besoins praxéologiques. Mots clefs : Curriculum offert, curriculum vécu, défigement praxéologique, production et formation positionnelles, questionnement du monde, ABSTRACT This presentation is primarily based on the dialectic between institutionally offered curriculums (IOC) and personally lived curriculums (PLC). While the commonly used notion of curriculum almost always refers to the notion of IOC, here we insist on the key notion of PLC, i.e., roughly speaking, on the reality experienced by the user of the curriculum offer — “the student”. For this, two essential aspects are developed. On the one hand, we give a careful formalization of the concept of curriculum using in particular the concepts of institutional position, productive function and formative function, and positional and formative path. On the other hand, a hitherto unprecedented place is given to the empirical description of positional and formative paths, which anchors the aforementioned dialectic in lived reality. All this raises the problem of the tightening of the IOC/PLC dialectic, expressed in terms of curricular “uncongealment” and change of study paradigm in agreement with praxeological needs. Key words: Lived curriculum, offered curriculum, positional production and training, praxeological uncongealment, questioning the world. UN ÉCLAIRCISSEMENT PRÉALABLE À l’instar des mathématiques, la TAD use de certains mots d’une manière qu’il faut se garder de prendre au sens donné à ces mots en telle autre institution. Pour se prémunir de toute méprise, on aura donc en tête le principe de Humpty Dumpty, emprunté à l’ouvrage Through the Mirror, and what Alice found there (1871) de Lewis Carroll : « “When I use a word,” Humpty Dumpty said, in rather a scornful tone, “it means just what I choose it to mean— neither more nor less.” » CURRICULUMS VÉCUS 1. « Curriculum vitae et studiorum » Le français d’aujourd’hui a adopté deux syntagmes pris au latin : le mot curriculum (la course, la carrière) et l’expression curriculum vitae (la carrière de la vie). Le mot curriculum, que le français des pédagogues a emprunté à l’anglais à date récente, a, dans la noosphère internationale, un sens quelque peu flottant, que suggère cet extrait de l’article « Curriculum » de Wikipedia, dont le pendant en français est sobrement intitulé… « Programme d’enseignement » : In education, a curriculum (/kəˈrɪkjʊləm/; plural: curricula /kəˈrɪkjʊlə/ or curriculums) is * Université d’Aix-Marseille. 2 YVES CHEVALLARD broadly defined as the totality of student experiences that occur in the educational process. The term often refers specifically to a planned sequence of instruction, or to a view of the student’s experiences in terms of the educator’s or school’s instructional goals. In a 2003 study, Reys, Reys, Lapan, Holliday, and Wasman refer to curriculum as a set of learning goals articulated across grades that outline the intended mathematics content and process goals at particular points in time throughout the K–12 school program. Curriculum may incorporate the planned interaction of pupils with instructional content, materials, resources, and processes for evaluating the attainment of educational objectives. Cet extrait laisse voir en vérité une dualité de points de vue. Il y a d’abord ce qu’on appellera ici les curriculums institutionnellement offerts (CIO), que nombre de noosphériens ont en tête lorsque le mot est prononcé. Dans cette acception, comme le dit le texte examiné, le terme curriculum « refers specifically to a planned sequence of instruction », soit, plus complètement dit, « a set of learning goals articulated across grades that outline the intended mathematics content and process goals at particular points in time. » Le mot peut être plus ou moins inclusif, on l’a vu : « Curriculum may incorporate the planned interaction of pupils with instructional content, materials, resources, and processes for evaluating the attainment of educational objectives. » Il convient de souligner toutefois que la formulation précédente est traversée par une ambiguïté qui tend à confondre curriculum existant et projet de curriculum. Dans ce qui suit, on gardera en tête qu’un CIO est un curriculum qui existe réellement, et non un « simple » projet, c’est-à-dire, en attendant mieux, une entité de papier. L’autre pôle de la dualité annoncée semble proche de ce que le passage examiné ci-dessus décrit comme étant « a view of the student’s experiences in terms of the educator’s or school’s instructional goals. » En fait, ce pôle est celui de ce qu’on pourrait appeler un curriculum vitae ou, pour être plus exact, un curriculum vitae et studiorum, que nous appellerons ici un curriculum personnellement vécu (CPV). Cette dualité, nous le verrons sans plus attendre, donne lieu à une tension dialectique – la dialectique des CIO et des CPV. 2. Curriculums personnellement vécus (CPV) : le cas Freud Nombre de didacticiens, semble-t-il, s’intéressent spontanément et préférentiellement aux curriculums institutionnellement offerts (CIO) – et même aux projets de CIO. Il faut donc insister sur la notion de curriculum personnellement vécu (CPV), qui définit le point de vue que les professeurs, les pédagogues, les designers de curriculum, les noosphériens en général tendent à oublier. Je commencerai par examiner rapidement un cas « prestigieux » : le parcours curriculaire de Sigmund Freud (1856-1939). J’emprunte la description suivante à un livre récent intitulé Freud étudiant (Houssier, 2019) : Freud fait plusieurs rencontres décisives au long de ses études de médecine. En première année, en 1873, il suit le cours de Carl Claus sur la biologie générale et le darwinisme. Trois ans plus tard, il entame sa carrière de chercheur à l’Institut d’anatomie comparée, dirigé par ce même Claus ; c’est là qu’il se concentre sur l’anatomie des anguilles et qu’il obtient une bourse d’étude pour se rendre, à deux reprises, au laboratoire expérimental de Trieste, ville alors autrichienne… En octobre 1876, il entre comme étudiant-chercheur à l’Institut de physiologie du professeur Ernst von Brücke tout en continuant à suivre des enseignements. Devenu médecin en mars 1881, il commence à être indépendant financièrement, quoique soutenu par des collègues ou des amis comme Josef Breuer. Devant la ferme position de Brücke, qui lui indique qu’il n’y a pas d’avenir pour lui au sein de son laboratoire, Freud quitte ses fonctions en juin 1882… Il décide alors de pratiquer la médecine et, pour cela, de réaliser plusieurs stages cliniques dans divers domaines. Stagiaire en novembre 1883 dans le service de médecine interne du professeur Hermann Nothnagel, il y est nommé aspirant et touche un maigre salaire. Quelques mois plus tôt, en mai, un stage de trois mois puis une inscription comme chercheur dans la clinique psychiatrique du professeur Theodor Meynert ont laissé des traces durables dans son parcours. Enfin, de décembre 1883 à l’été 1885, Freud travaille dans un service médical consacré aux maladies nerveuses et du foie dirigé par le docteur Franz LA QUESTION CURRICULAIRE ET LA TAD 3 Scholz, lequel s’intéresse à la neurologie alors que, dès 1883, Freud souhaite lui-même se spécialiser en neuropathologie’. Nommé maître assistant (Privatdozent) en neuropathologie en septembre 1885, il obtient une nouvelle bourse pour un séjour de six mois à l’étranger et part en octobre à Paris pour un stage à l’hôpital de la Salpêtrière, dans le service du professeur Jean-Martin Charcot. (pp. 93-94) Tel est ce que l’auteur cité ci-dessus nomme le « parcours élaboratif » du jeune Freud1. Les institutions visitées sont généralement résumées par un nom ou deux : Carl Claus (1835-1899) et Trieste, Ernst von Brücke (1819-1892), Hermann Nothnagel (1841-1905), Theodor Meynert (1833-1892), Franz Scholz (1819-1902), la Salpêtrière et Jean-Martin Charcot (1825-1893). Ajoutons une autre position visitée par Freud après la Salpêtrière et Charcot : à Nancy, auprès d’Hippolyte Bernheim (1840-1919). Comme presque toujours, le parcours évoqué résulte de choix de la personne (ici, du jeune Sigmund Freud), des positions existantes et des occasions qui s’offrent ou se refusent. Vu de l’extérieur, ce parcours apparaît souvent désordonné et presque aléatoire. Le lecteur sera peut-être surpris de découvrir par exemple que Freud, qui obtient « son diplôme de médecin le 31 mars 1881 après huit années d’études, au lieu des cinq attendues », a durant ces huit années « effectué deux séjours en 1876 dans la uploads/Litterature/ yc-cours-acteseeddm.pdf
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- Publié le Fev 17, 2022
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