Yves Le Bozec Ekphrasis de mon cœur, ou l'argumentation par la description path

Yves Le Bozec Ekphrasis de mon cœur, ou l'argumentation par la description pathétique In: Littérature, N°111, 1998. pp. 111-124. Abstract Ekphrasis of My Heart : or Argumentation Through Pathetic Description Etymologically, ekphrasis can be understood as « a description that goes all the way ». Analyses of its nature abound ; but has the way it pervades contemporary modern culture been noted ? It signals a culture which pre- fers Pathetic description to fact and rationality. Citer ce document / Cite this document : Le Bozec Yves. Ekphrasis de mon cœur, ou l'argumentation par la description pathétique. In: Littérature, N°111, 1998. pp. 111- 124. doi : 10.3406/litt.1998.2493 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1998_num_111_3_2493 ■ YVES LE BOZEC, vitkou.es Ekphrasis de mon cœur, ou l'argu mentation par la description pathétique Figure centrale de la Seconde Sophistique, Y ekphrasis est la bonne fée qui illumine d'un coup de baguette magique le berceau de la littérature naissante. Dans un monde moderne qui a pris la forme d'une gigantes que bande dessinée, elle est devenue une sorcière qui inonde le réel de simulacres. Étymologiquement, Vekphrasis (éiccpQaaiç, pi. ÉKcppaoEiç) peut être définie comme l'action d'aller jusqu'au bout (1). Toutefois, dans un premier temps, nous lui attribuerons plus globalement le sens d'une description (2). Fontanier précise le type de description dont il s'agit et traduit le terme par « tableau », qu'il classe dans les figures de pensée par développement : « On appelle du nom de tableau certaines descriptions vives et animées, de passions, d'actions, d'événements ou de phénomènes physiques et mo raux » (3). La traduction par le terme « tableau » (4) est une référence explicite à la conception ancienne d'un ut pictura poesis (s). L'ekphrasis est donc une description qui : «fait voir des personnes, événements, moments, lieux, animaux, plant es, selon des règles précises concernant les aspects à examiner et l'ordre dans lequel les examiner. Le style sera adapté au sujet, et, surtout, on s'appli quera à mettre sous les yeux de l'auditeur ce dont on parle — les rhéteurs appellent cette qualité enargeia {evidentia en latin) » (ô). 1 Barbara Cassin analyse ekphrasis sur ek (« jusqu'au bout ») et phrazô (« faire comprendre, montrer, expli quer ») et en conclut au sens de « description ». L'Effet sophistique, coll. NEF Essais, Gallimard, 1995, p. 680. 2 Michel Costantini certifie, après enquête sur le CD-Rom Pandora, que « ... le mot signifie, en gros, "descrip tion", ou, si l'on préfère, "discours détaillé sur quelque objet" ». Écrire l'image, redit-on, p. 34, Littérature, n° 100, déc. 95, pp. 22 à 48, Larousse. 3 Pierre Fontanier, Les figures du discours, intro. par G. Genette, Flammarion, 1977, p. 431. 111 4 Référence explicite aux Eikones (eîkôveç, imagines) de Philostrate. XXX 5 « ... chez Horace [...] cela signifie simplement que le point de vue variable entraîne des valeurs variables... », M. Costantini, op. cit., p. 31. Pour notre part, nous accepterons l'évolution de la formule en une théorie LITTÉRATURE générale de la mimèsis. 6 Françoise Desbordes, La Rhétorique antique, Hachette, 1996, p. 135. n° 111 - ocr. 98 ■ RÉFLEXIONS CRITIQUES En précisant la définition, les différents auteurs sont amenés à intro duire d'autres termes qui complètent l'ekphrasis au point d'en devenir insé parables. Ainsi, il faut développer l'ekphrasis par la notion d'hypotypose (grec : iijroTiJJtcoaiç, latin : sub-figuro, c'est-à-dire « image, tableau » en core !, à lier au grec TJJtOTUJïôa), latin : delineo, « dessiner »). L'hypotypose désigne l'effet principal de l'ekphrasis : « C'est lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu'on dit était actuellement devant les yeux ; on montre, pour ainsi dire, ce qu'on ne fait que raconter ; on donne en quelque sorte l'origi nal pour la copie, les objets pour les tableaux » (7). Fontanier classe l'hypotypose dans les figures de style par imitation : toutefois, il inverse le procédé et retrouve dans sa définition le travail du peintre : « L'hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description une image, un tableau, ou même une scène vivante » (s). L'hypotypose porte sur les images là où Pharmonisme porte sur les sons, continue-t-il : « Ce qui constitue celle-ci [l'hypotypose], c'est cette vivacité, cet intérêt du style qui électrise et enflamme l'âme au point de lui faire voir comme présente ou comme réelle des choses très éloignées, ou même purement fictives » (9). Cette définition de l'hypotypose coïncide avec celle de l'ekphrasis : elles partagent l'effet de réel, dans le cadre d'une représentation de modèle pictural. Longin parle de fiction (E(,ôu)X.ojroîa) ou à' image ((pavxaaîa), et il associe cette dernière figure à l'hypotypose et à Yenargeia : elles sont toutes liées à l'effet de movere, c'est-à-dire à cette capacité de l'orateur à induire chez l'auditeur des sentiments non fondés sur la stricte rationalité (10). Nous admettrons — notre propos n'étant pas une étude lexicologique et historique de Pekphrasis — que tous ces termes (image, peinture, tableau, image peinte, mise en scène, énergie {v\)) — dont nous faisons un simple m 7 César Dumarsais, Des tropes ou des différents sens, éd. établie par F. Douay-Soublin, coll. Critiques, rion, 1988, p. 133. 8 P. Fontanier, op. cit., p. 390. 9 Id, p. 392. 10 Longin, Traité du sublime, trad, de N. Boileau, coll. Bibliothèque classique, Le livre de Poche, Librairie LITTÉRATURE générale française, 1995, p. 97. n° 111 - oct. 98 11 Bernard Dupriez, Gradus — Les procédés littéraires, coll. 10/18, Union générale d'édition, 198, p. 240. EKPHRASIS DE MON CŒUR ■ rappel (12) — sont quasiment synonymes et peuvent servir à commenter la même figure. Chacun précise un des aspects rhétoriques de l'ekphrasis. Le terme d'enargeia (évàQYEia) bénéficie d'une confusion paronymi- que avec energeia (évéoyEia, « force en action ») et hérite ainsi de la qualité & énergie, traduction qui, pour être erronée, illustre néanmoins parfaitement l'effet d'une ekphrasis réussie. Quintilien traduit le terme « energeia » par le mot latin eviàentia (13). Cependant, il le confond plus loin avec l'hypotypose (14) que, en citant Cicéron, il associe à Yinlustratio et à X eviàentia (15). D'autres figures peuvent se rajouter aux précédentes : Vépithète et Vépithétisme, mais également Yasyndète, car elles sont productrices d'énerg ie. Portant sur un lieu, la description peut devenir topographie (xojroYQCKpia) ou, imitation du caractère des personnes, elle prendra la forme de l'éthopée (r|Pojtoîa ou portrait moral). Peu importe le terme choisi : nous ne chercherons pas à en imposer un plus qu'un autre, puisque chacun nous paraît souligner un aspect important de la même figure. Examinons plutôt les caractéristiques de cette descript ion. Sa longueur ne peut servir à la définir. On observe des descriptions brèves, en quelques mots, des tableaux courts, que l'on nommera diatyposes ). Toutefois, remontant aux origines, B. Cassin remarque que : « Comme Yepideixis le terme même d'ekphrasis connote une exhaust ion, l'insolence d'un jusqu'au bout : c'est une mise en phrases qui épuise son objet et désigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et complètes, de choses ou de personnes (une cité, un athlète), figurant souvent à ce titre comme morceaux dans les éloges, mais surtout, dès leur modèle et de manière paradigmatique, les descriptions d' œuvres d'art » (iô). Il semble toutefois que ce «jusqu'au bout» s'illustre plus dans la qualité (l'effet de réel) que dans la quantité (17). 1 2 Pour une étude plus sérieuse et plus approfondie, cf. M. Costantini. 13 «... l'évidence [evidential que les Grecs appellent enargeia... », Quintilien, L'Institution oratoire, trad, de J. Cousin, coll. G. Budé, les Belles-Lettres, LTV, 2, 63, T. 3, p. 56. 14 Quintilien, op. cit., LJX, T5, p. 181. 15 [Y evidential « ... qui nous semble non pas tant raconter que montrer, et nos sentiments ne suivront pas moins que si nous assistions aux événements eux-mêmes. », Quintilien, op. cit., LVI, 2, 32, T4, p. 32. 16 B. Cassin, op. cit., p. 501. 1 1 'Z 17 «... la figure [evidentia, illustration ou hypotypose]... sert généralement, non pas à indiquer un fait qui s'est -L i.J passé, mais à montrer comment il s'est passé, et cela non pas dans son ensemble, mais dans le détail [...] D'autres [...] la définissent comme une représentation des faits proposée en termes si expressifs que l'on croit LITTÉRATURE voir plutôt qu'entendre... », Quintilien, op. cit., LIX, 2, 40, T5, p. 181. n* m • oct. 98 ■ RÉFLEXIONS CRITIQUES La figure trouve son originalité dans un statut mixte : en effet, elle est, comme description, essentiellement un arrêt du récit. Mais elle est tout de même description en forme de récit ; elle marque le retour de la narration au cœur du descriptif. Quintilien ne s'y trompe pas, qui dans sa volonté de mettre en ordre, essaie de prévenir toute confusion : «... Phypotypose ne doit pas être tenue pour une narration » (is). La précaution montre l'ampleur du problème. En fait, la figure peut être résumée comme une uploads/Litterature/ yves-bozec-ekphrasis.pdf

  • 28
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager