Pierre V. Zima Le texte comme objet : une critique de la sociologie empirique d

Pierre V. Zima Le texte comme objet : une critique de la sociologie empirique de la littérature In: L Homme et la société, N. 43-44, 1977. Inédits de Lukács et textes de Lukács. pp. 151-170. Citer ce document / Cite this document : Zima Pierre V. Le texte comme objet : une critique de la sociologie empirique de la littérature. In: L Homme et la société, N. 43- 44, 1977. Inédits de Lukács et textes de Lukács. pp. 151-170. doi : 10.3406/homso.1977.1900 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1977_num_43_1_1900 le texte comme objet: une critique de la sociologie empirique de la littérature PIERRE V. ZIMA Le terme « sociologie de la littérature » désigne une science dont le domaine n'a guère été défini de manière univoque par ceux qui se réclament d'elle. En cela, cette science diffère profondément de la linguistique au sein de laquelle les querelles entre les partisans de la « vieille » approche étymologique et les précurseurs de la nouvelle conception « systématique » ne concernaient jamais l'objet lui-même, qui était le langage. A la question fondamentale de savoir quels sont les objets de sa théorie (ou : comment les constituer), la sociologie de la littérature n'a toujours pas répondu ; ce qui justifie le refus de la part de ses adversaires de la considérer comme une science. Ses variantes empiriques dont les représentants sont nombreux aux Etats-Unis et qui, en Europe, ont été développées en premier lieu par l'Ecole de Bordeaux (R. Escarpit, N. Robine, H. Zalamansky), Hans-Norbert Fùgen et Karl Erik Rosengren, semblent placer le chercheur devant l'alternative de renoncer à une sociologie conçue comme critique littéraire, comme esthé tique, ou bien de se contenter de spéculations socio-philosophiques que Fugen et Rosengren tiennent à écarter de leur science « exacte et empi rique ». Etant donné qu'en dehors des théories littéraires du marxisme officiel, considérées comme non-scientifiques par les sociologues empiriques, des ouvrages comme la Théorie esthétique d'Adorno et Le Dieu caché de Lucien Goldmann prétendent pouvoir rendre compte, sur un plan sociologique, de la valeur esthétique des textes littéraires, voire des oeuvres d'art tout court, il est légitime de demander à la sociologie empirique de la littérature de justifier la séparation rigide qu'elle effectue entre l'évaluation esthétique d'une part (à laquelle Fùgen réserve l'expression de « critique littéraire scientifique ») et la sociologie de l'autre. Sa distinction méticuleuse entre la 152 PIERRE V. ZIMA critique littéraire et la méthode sociologique éveille le soupçon que ses postulats d'objectivité et de rigueur scientifique ne sont que des prétextes qui permettent d'éliminer la critique sociale au niveau littéraire. Dans les présentes analyses, il s'agit d'examiner avec quels moyens les différents courants de la sociologie empirique de la littérature entendent supprimer la critique sociale, c'est-à-dire, dans quelle mesure cette suppression résulte des méthodes qu'ils cherchent à appliquer. Dans un premier temps, deux définitions du domaine de recherche dont l'opposition se situe au centre de cet essai, peuvent être confrontées : « Pour cette raison, des commentaires concernant l'oeuvre d'art elle-même, donc sa structure, restent en dehors des recherches sociologiques sur l'art », écrit Alphons Silbermann dans sa contribution à l'encyclopédie sociologique consacrée à l'art. (1) Ce point de vue est critiqué par T. W. Adorno dans ses Thèses sur la sociologie de l'art : « Silbermann est d'accord avec moi pour affirmer qu'une des tâches principales de la sociologie de l'art consiste à critiquer l'ordre social établi. Il me semble pourtant que cette tâche est irréalisable tant que le sens des oeuvres et leur qualité sont mis entre parenthèses. Le renoncement aux jugements de valeur et une fonction socio-critique sont incompatibles ». (2) C'est dans ce contexte qu'il convient d'insérer la première thèse adornienne sur la sociologie de l'art : « La sociologie de l'art comprend, le terme l'indique déjà, tous les aspects du rapport entre l'art et la société. Il est impossible de la limiter à un de ses aspects, par exemple à l'influence sociale des oeuvres » (3). I Le postulat négatif de la sociologie empirique de la littérature selon lequel le problème de la qualité esthétique du texte littéraire se situe au-delà de la compétence scientifique du chercheur, n'est complété par aucun accord . général des théoriciens sur les principaux thèmes qui constituent le domaine de recherche de cette « sociologie particulière » (Fûgen). D'une part, le texte littéraire se trouve exclu de la recherche par les auteurs allemands comme Silbermann, d'autre part, il est considéré comme l'objet principal par la ¦ sociologie des contenus, développée par des théoriciens anglais, américains et par les membres de l'Ecole de Bordeaux. « Ce n'est que l'expérience esthétique (Kunsterlebnis), remarque Silbe rmann, qui peut constituer des milieux culturels intéressés (Kultur- wirkekreise), qui peut agir sur un plan social devenant ainsi, en tant que fait social, un objet clairement défini, le point de départ et l'élément central de ' la sociologie de l'art » (4). Cette définition restrictive trouve son complément dans la méthodologie de Fûgen : « Etant donné que l'objet de recherche de la sociologie est l'action sociale, c'est-à-dire l'action intersubjective, elle ne considère pas l'oeuvre littéraire en tant que phénomène esthétique, car pour LE TEXTE COMME OBJET 153 elle le sens de la littérature réside exclusivement dans l'action intersubjective particulière que la littérature suscite ». (5). Les programmes de recherches de l'Ecole de Bordeaux dont les membres n'ont jamais pris position contre une sociologie des textes, semblent contre dire l'attitude restrictive des sociologues allemands. Charles Bouazis par exemple, va jusqu'à proposer une sociologie de l'écriture, des structures textuelles, qui dépasse les limites étroites d'une sociologie empirique de la littérature. (6). Au sein de l'Ecole de Bordeaux de nombreux courants coexistent et il serait impossible de rendre compte de tous ses théorèmes dans le cadre restreint de la sociologie empirique de la littérature, telle qu'elle a été développée en Allemagne et aux Etats-Unis. La notion de « trahison créative » proposée par R. Escarpit pour rendre compte du potent iel sémantique d'un texte, de sa capacité d'être « trahi » et de survivre ainsi aux idéologies qui s'emparent de lui au cours de l'histoire, indique à quel point son approche se distingue de celle de Silbermann ou d'un Fûgen. Dans le présent contexte, les théories de 1TLTAM de Bordeaux (Institut de Littérature et de Techniques Artistiques de Masse) ne sont considérées que dans la mesure où elles contribuent au développement de la sociologie empirique de la littérature et notamment de la sociologie des contenus. Suivant l'exemple de la sociologie de la littérature américaine dont l'intérêt principal se trouve exprimé de manière assez typique dans l'essai de Milton C. Albrecht Does Literature Reflect Common Values ? quelques membres de 1TLTAM cherchent à développer une sociologie des contenus littéraires. La question de savoir de quelle manière des textes littéraires reflètent des valeurs, des rôles et des comportements sociaux se situe au centre de leurs recherches inspirées par la content analysis de M. C. Albrecht et de ses prédécesseurs B. Berleson et J. P. Salter. Parallèlement à d'autres travaux de l'Institut, Henri Zalamanski ébauche, dans un de ses essais, le cadre méthodologique d'une analyse systématique de la littérature triviale dont les produits sont groupés suivant des catégories pré-établies et examinés en tant que manifestations particulières de systèmes de valeurs sociaux. Tout comme M. C. Albrecht, et plus récemment Raymond Williams, dans son essai Dickens and Social Ideas, Zalamansky considère les textes de la littérature triviale comme des documents historiques, des témoignages de systèmes normatifs d'une certaine époque. Malgré l'opposition apparente entre la sociologie des contenus et celle qui cherche à exclure le texte littéraire, l'analyse de l'oeuvre d'un H. N. Fûgen mène à la reconnaissance que l'hiatus entre les deux approches est une fiction. Dans son livre Die Hauprichtungen der Literatursoziologie und ihre Methoden (Les principaux courants de la sociologie de la littérature et ses méthodes) Fùgen plaide en faveur d'une réduction du domaine de recherche aux éléments extérieurs au texte (son propre travail vise surtout le rôle social de l'écrivain), mais revise sa position quelques années plus tard, dans la préface à la ; cinquième édition de son ouvrage : « Le fait que ma conception théorique ne se contente pas d'une sociologie du système littéraire dont l'utilité ne fait pas de doute pour moi, pourvu qu'il s'agisse 154 PIERRE V. ZIMA d'une approche qui tienne compte de la reproduction et de la reception qui ferait abstraction de la littérature elle-même, a été inopinément repéré par les critiques les plus sévères... L'intention sous-jacente à cette conception est en effet tout à fait contraire, même si à plusieurs endroits des indications manquent à ce sujet, à une exclusion de la littérature du domaine de la sociologie » (7). La convergence des deux approches apparemment antagonistes s'expli que, en fin de compte, par leur intention commune de ne pas exclure le texte en tant que tel, mais sa dimension esthétique (sa « littéralité » dirait R. Jakobson). Ce n'est pas par hasard que H. Zalamansky cherche, dans son essai, L'étude des contenus, étape fondamentale d'une sociologie de uploads/Litterature/ zima-p-le-texte-comme-objet.pdf

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