139 La constante macabre: « Noter peut tuer… le goût d'apprendre » André Antibi
139 La constante macabre: « Noter peut tuer… le goût d'apprendre » André Antibi Directeur de l'IREM de Toulouse Professeur et directeur du laboratoire des sciences de l'éducation à l'université Paul Sabatier de Toulouse Professeur à Sup-Aéro (Transcription non relue par le conférencier) Pour introduire cette notion de « constante macabre », je vais vous présenter une situation qui n'a rien d'hypothétique. Imaginez un professeur de maths de seconde (classe et matière « importants »), nouveau dans son établissement, et qui, à son premier contrôle, donne une note moyenne de 15/20 à la classe. Les élèves et les parents d'élèves y verraient un encouragement du prof (il est de bonne humeur, il a passé de bonnes vacances, mais ça ne va pas durer!). Si un mois plus tard, au deuxième contrôle, cette moyenne passe à 16, les élèves et ANDRé ANTIbI 140 PARcouRS 2006-2007 leurs parents (ce qui montre que les profs n'y sont pour rien, c'est un phénomène de société) commenceraient à s'inquiéter et à se poser des questions (d'où vient-il? que fait-il? le programme est-il bien traité? avec un tel prof, mon fils ou ma fille pourra-t-il suivre l'an prochain en 1re, surtout si c'est une 1re S) et tout le monde attendrait que ça se passe. Si, un mois plus tard, au troisième contrôle, la note moyenne est de 15,5, je vous garantis que les parents d'élèves, en délégation, iront voir le proviseur pour lui faire part de leur inquiétude, que le proviseur, déjà informé, partagera. Car ce professeur serait considéré a priori comme suspect. Personne ne penserait tout simplement que, comme il y a de bons et de mau- vais dentistes, de bons et de mauvais médecins, des avocats brillants et des moins bons, de même ce professeur est peut être un excellent professeur, qui a passé ses vacances, non pas à la plage mais à préparer consciencieusement son programme, qu'il est un bon pédagogue, qu'il a réussi à motiver ses élèves dès la rentrée, que ces élèves motivés ont donc travaillé, et qu'ils donc eu des bonnes notes méritées. Non, on ne tient pas ce discours, le professeur est a priori suspecté de laxisme, de manque de rigueur et de sérieux. Inconsciemment on lui reproche de ne pas avoir appliqué la « constante macabre ». La constante macabre, c'est ce pourcentage, à peu près constant, de mauvaises notes qu'il faut trouver quand on corrige un ensemble de copies (ou de travaux divers): un enseignant « sérieux » se doit de préparer ses sujets et de définir ses barèmes de telle sorte que les notes soient étalées suivant quelque chose qui res- semble à une courbe de Gauss, avec un taux de mauvaises notes « normal », que j'ai appelé la « constante macabre ». Le système exige donc qu'il y ait un pour- centage constant d'élèves en situation d'échec. Réalité de la constante macabre Cela peut paraître effrayant, mais l'existence de cette constante est indiscuta- ble, je l'ai vérifié depuis plus de 15 ans auprès des enseignants eux-mêmes. Je donne beaucoup de conférences sur ce problème à des enseignants, (en France, en Belgique et en Espagne, où ce phénomène existe aussi), et à la fin de ces confé- rences je leur demande de répondre par écrit à un questionnaire où on trouve cette question: « pensez-vous que cette constante macabre existe? »: la réponse est « oui » à 99 %. J'ai interrogé en France 2200 professeurs dans 25 régions et une cinquantaine d'établissements scolaires (la participation à ces conférences n'est pas facultative mais obligatoire, c'est du travail, et les participants ne sont donc pas « convaincus d'avance »): je pense que c'est là un échantillon représentatif. Bien sûr, ce n'est pas une preuve scientifique absolue, mais il suffit de regar- der les bulletins de notes dans les divers établissements scolaires et les différentes matières: on y trouve des moyennes qui vont de 9 à 12. V ous me direz: qu'y a-t- il là d'anormal ? Eh bien sachez qu'en dehors de nos frontières on trouve cela extravagant: ailleurs, les moyennes sont plus proches de 18, voire 19 et ils trou- vent normal que, si les élèves ont compris, ils aient une bonne note. Nous sommes là en complet décalage avec le reste du monde. 141 PARcouRS 2006-2007 LA coNSTANTE MAcAbRE: « NoTER PEuT TuER… LE goûT D'APPRENDRE » Cette constante macabre, je l'ai moi-même appliquée pendant 20 ans sans en être conscient: j'étais persuadé qu'un bon devoir devait donner lieu à une moyenne de 10/20. Cela veut dire, si les notes sont réparties normalement, qu'il y a un élève sur deux en situation d'échec, et cela ne me choquait pas: c'est pourtant comme si un médecin déclarait: « si j'arrive à guérir un malade sur deux, j'aurai fait correctement mon travail », ce que l'on trouverait aberrant. C'est pourtant implicitement ce que veut dire une moyenne « normale » de 10/20. Généralité de la constante macabre On trouve des exceptions à cette constante macabre. En particulier dans les matières considérées (à tort, bien sûr) comme secondaires: la musique, l'éducation physique, les arts plastiques… Dans les conseils de classe, quand les collègues en charge de ces matières communiquent leurs notes, c'est un moment de détente pour les autres (les enseignants présents ce soir ne me contrediront pas), et ici les bonnes notes nombreuses ne dérangent personne. On ne retrouve pas non plus cette constante macabre dans les écoles d'ingénieurs (où la sélection s'est opérée à l'entrée), ou dans la préparation des DEA (où il y aurait plutôt l'inverse, une constante « anti-macabre », car on manque de candidats, et on donne assez systé- matiquement de bonnes notes même si elles ne sont pas méritées!) J'ai cru naïvement que dans l'enseignement primaire la constante macabre n'existait pas ou peu. On y utilise une notation en 3 catégories: acquis, non- acquis, en voie d'acquisition, et on aurait pu penser que l'absence de note évitait la tentation de la constante macabre, comme le fait que, bon an mal an, quasi- ment tous élèves suivent leur cursus du CP au CM2. Pourtant, j'ai posé à une centaine de professeurs des écoles (les instituteurs) cette simple question: vous arrive-t-il de poser à vos élèves « ordinaires » (en excluant les enfants à pro- blèmes qui ne ressortissent pas de l'approche pédagogique), une activité pour laquelle tous ces élèves obtiendront la mention « acquis ». La réponse quasi una- nime de ces collègues, le cri du cœur, a été « évidemment non ». Pas simplement « non », mais « évidemment », pour souligner la non-pertinence de cette ques- tion: si on pose un exercice, c'est pour faire réfléchir les élèves, et on est per- suadé que si tous les élèves y ont répondu de façon juste, c'est qu'ils n'ont pas eu besoin de réfléchir, et que la question était donc « trop facile », et que donc on a perdu son temps en la posant. Dans la tradition des enseignants, on appelle cela « la question cadeau »: en France, si un enseignant est convaincu que tous les élèves sauront répondre à une question, il ne la pose pas! J'ai animé énormément de stages à l'IREM de Toulouse, dont je suis directeur, et je peux vous assurer que cette réaction est générale. Souvent, en début de stage, après avoir écouté les doléances habituelles des profs (les élèves sont nuls, le niveau baisse, Cicéron le disait déjà, on ne sait plus quoi leur poser), je leur propose de fabriquer ensemble un problème à poser. Alors (prenons par exemple un sujet de maths en troisième) on part d'un énoncé « classique » (soit un trian- ANDRé ANTIbI 142 PARcouRS 2006-2007 gle, avec une droite qui le coupe, avec un cercle qui…) de dix lignes, et je pro- pose: première question, faire la figure correspondante. Et alors tous de s'écrier: bien sûr, si on pose cette question, les notes vont augmenter. Pourtant, ce n'est pas toujours facile, et ça demande de la réflexion, de faire une figure à partir d'un énoncé. Mais on considère qu'il ne faut pas noter cette compétence. Dans l'enseignement professionnel, la constante macabre pèse moins, peut- être parce qu'on est moins exigeant pour des élèves déjà orientés (par une forme de sélection négative) et qu'on peut donc leur mettre des bonnes notes sans danger pour la suite. Mais je dois dire aussi que l'enseignement professionnel (je lui rends cet hommage) est nettement en avance sur l'enseignement général dans le domaine de l'évaluation. Dans l'enseignement général, la situation est catastro- phique, car les professeurs sont complètement livrés à eux-mêmes, il n'y a pas une ligne dans les programmes pour aider le prof dans son travail d'évaluateur. Alors que dans l'enseignement professionnel, il y a une réflexion bien engagée sur les attentes et les objectifs de l'évaluation. Une objection que l'on me fait souvent, c'est qu'à côté de ces mauvaises notes souvent injustes, on trouve aussi des bonnes notes peut-être imméritées, comme s'il existait une symétrie entre ces deux attitudes, et uploads/Litterature/10-parcours-2006-07-antibi.pdf
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- Publié le Apv 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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