Carnets du GRePS, 2009, 1 19 Le processus de l’ancrage : l’hypothèse d’une fami
Carnets du GRePS, 2009, 1 19 Le processus de l’ancrage : l’hypothèse d’une familiarisation à l’envers* Nikos Kalampalikis* Maître de conférences en psychologie sociale, Université Lyon 2 (EA GRePS), Equipe PSeCO Résumé Un des deux processus majeurs intervenant dans la formation des représentations sociales est celui de l’ancrage. Ce dernier, rend compte de l’intervention de cadres de pensée préexistants, culturellement disponibles et accessibles, dans l’incorporation de la « nouveauté ». Autrement dit, grâce à l’ancrage, la représentation entre dans le social, devient « familière » pour le groupe tout en restant tributaire des systèmes de catégorisations antérieures, des réseaux de significations existants. Ce « déjà-là », ce système de savoirs, influence à son tour le destin et le degré de l’intégration progressive de la nouveauté en lui attribuant une priorité (temps), une valeur (évaluation), une hiérarchie (classification), un nom (dénomination). Grâce à son alliance, sa mise en rapport avec ce réseau, le nouvel élément devient reconnaissable, imaginable et fonctionnel, en un mot représentable, objet social et médiateur d’interprétations au sein d’un groupe social. Se familiariser avec un objet, une idée ou une personne revient à lui conférer un sens et une existence. Au contraire, une chose non-classifiée et non-nommée est étrangère, inexistante et en même temps menaçante. Lors de cette communication, tout en nous basant sur les développements les plus récents de la notion d’ancrage, nous tenterons de proposer l’esquisse d’une hypothèse qui suggérera que la familiarisation traditionnellement attribuée à l’ancrage peut également fonctionner à l’envers, transmettant et garantissant le non-familier, s’assurant que le non- familier reste ainsi, instituant l’étrangéité. Mots clés : ancrage, transmission, familiarisation, étrangéité * Les réflexions proposées ici ont été présentées initialement lors des « Journées de réflexion sur les transmissions » organisées par l’EA GRePS et les étudiants du Master 2 recherche « Représentations et transmissions sociales ». Les discussions qui ont suivies ont permis de travailler à quatre mains une version plus complète publiée récemment (Kalampalikis & Haas, 2008) lors d’un numéro thématique sur les représentations sociales de la revue Journal for the Theory of Social Behaviour coordonné par Sandra Jovchelovitch et Ivana Markova à l’occasion de la traduction en anglais de l’ouvrage classique de S. Moscovici, La psychanalyse, son image et son public. (contact : nikos.kalampalikis@univ-lyon2.fr) Le processus de l’ancrage : l’hypothèse d’une familiarisation à l’envers Carnets du GRePS, 2009, 1 20 « Il faut rendre familier l'insolite et insolite le familier, changer le monde tout en le conservant comme notre monde » (Moscovici, 1976) Les principes du processus de l’ancrage Le processus de l’ancrage est aussi ancien que la théorie des représentations sociales. Il a été proposé, dès la formulation initiale de la théorie, comme étant, avec le processus d’objectivation, l’un des deux principaux mécanismes de formation des représentations sociales (cf. p.ex. Moscovici, 1976, 2000 ; Rouquette & Flament, 2005 ; Viaud, 2000 ; Wagner & Hayes, 2005). Rappelons brièvement ici que l’ancrage sert à tisser des liens de parenté entre les significations nouvelles issues de la sphère sociale et le réservoir des connaissances déjà existantes, culturellement disponibles et accessibles. Il est actualisé par la nécessité de minorer la part d’incertitude contenue dans la nouveauté (d’une information, d’une image, d’un événement, d’une notion, d’une théorie, d’une personne, d’un groupe etc.), par la volonté de faire face à l’inconnu que représente la nouveauté, par l’envie de réduire le vide de compréhension et de communication à propos de cette nouveauté. Métaphoriquement parlant, l’ancrage satisfait la soif de familiarisation avec le non-familier. Autrement dit, grâce à l’ancrage, la représentation entre dans le social, devient « familière » pour le groupe tout en restant tributaire des systèmes de catégorisations antérieures, des réseaux de significations existants. Ce « déjà-là », ce système de savoirs, influence à son tour le destin et le degré de l’intégration progressive de la nouveauté en lui attribuant une priorité (temps), une valeur (évaluation), une hiérarchie (classification), un nom (dénomination). Grâce à son alliance, sa mise en rapport avec ce réseau, le nouvel élément devient reconnaissable, imaginable et fonctionnel, en un mot représentable, objet social et médiateur d’interprétations au sein des groupes sociaux. Se familiariser avec un objet, une idée ou une personne revient à lui conférer un sens et une existence. Au contraire, une chose non-classifiée et non-nommée est étrangère, inexistante et, en même temps, menaçante. Lors de cet article je souhaite me focaliser sur ces cadres de pensée préexistants, vecteurs de transmission par excellence1. Véritables outils mentaux de compréhension, d’interprétation du monde, d’interaction avec les autres, ces cadres, culturellement prégnants, forgent, dictent, anticipent et renouvellent le réel. Ces catégories sociocognitives, offrent des modèles de transmission, de lecture et d’interprétation d’une réalité par définition multiple et de surcroît de plus en plus complexe. Ils contribuent largement à la constitution et à l’expression de rapports sociaux (par des processus sociocognitifs tels la classification, la comparaison, l’analogie, la dénomination, la prototypicalité). Au delà du familier Une vision conservatrice de l’ancrage consisterait à le réduire à un simple méta- système normatif. Selon cette vision, le nouvel objet en question hériterait simplement des attributs normatifs de la catégorie qui vient lui conférer un sens mou et consensuel. Il devient ainsi, malgré sa nouveauté, un élément parmi d’autres, un nouvel élément certes, néanmoins conservant la majeure partie des principes organisateurs de base de la catégorie au sein de laquelle il vient s’insérer. Incorporation mécanique, dynamique de changement orientée vers l’intérieur, transmission passive, voici au moins trois des caractéristiques de cette vision. 1 Willem Doise (1992-3) a différencié trois différents types d’ancrage (psychologique, psychosociologique, sociologique) organisateurs de nos rapports symboliques basés sur nos positions et appartenances sociales. Il ne s’agit guère de revenir dessus ni de proposer un type d’ancrage complémentaire. Carnets du GRePS, 2009, 1 21 Une vision idéaliste de l’ancrage consisterait à le penser sous forme d’un mécanisme pacificateur, un réservoir de connaissances antérieures dans lequel vient s’inscrire et se propager un nouvel élément fonctionnel. Ce dernier confère à la catégorie sa nouveauté, transforme partiellement le prototype, oeuvrant, à long terme, pour une transmission active du changement. Deux visions différentes, l’une statique, l’autre dynamique, qui, néanmoins ont un point en commun, à savoir, une certaine politique de l’incorporation de la nouveauté, une politique de familiarisation « positive ». Dès lors, comment expliquer la persistance d’un certain nombre de familiarisations « impossibles », notamment celles qui touchent à l’altérité sous toutes ses formes (Jodelet, 1989 ; Kalampalikis, 2007) ou encore la transmission de périodes historiquement délicates ? (Haas, 2002). Une des fonctions principales attribuées à l’ancrage est bien la domestication de l’étrange. Cela présuppose, pour continuer dans la métaphore, des catégories ouvertes à la nouveauté et à l’étrange, caractérisées donc par un certain sens d’hospitalité. Les règles d’hospitalité instituées par la loi à Athènes et à Rome imposaient l’accueil de l’étranger. Elles préconisaient même l’échange de la moitié d’un symbole qui prenait la forme d’un objet et qui créait un lien et une dette. Néanmoins, à aucun moment, les règles d’hospitalité ne signifiaient l’acceptation de l’étranger sous un autre statut que celui de l’étranger. Incorporation de la nouveauté, familiarisation avec l’étrange, certes, mais maintient du statut de l’étranger. Une procédure opposée, mais relativement symétrique menant cette fois-ci vers l’exclusion était celle de l’ostracisme. Une fois de plus, un objet, une coquille ou un morceau de poterie (cf. Figure 1), sert à inscrire le nom de celui que la communauté a collectivement décidé de bannir, d’exclure, sans possibilité de recours, par ailleurs. Désaffiliation envers le familier, défamiliarisation, recomposition et protection de la catégorie initiale. La parole de la société a besoin de cette société pour traduire son intelligibilité. Nous tenterons ici de proposer l’esquisse d’une hypothèse qui suggérera que la familiarisation traditionnellement attribuée à l’ancrage peut également fonctionner à l’envers, transmettant et garantissant le non-familier, s’assurant que le non-familier reste ainsi, instituant l’étrangéité. Exemples d’etudes Prenons un exemple classique dans l’étude de D. Jodelet (1989) sur la maladie mentale. Je rappelle ici rapidement que cette auteure avait mis en évidence, dans une monographie devenue désormais classique, la permanence et le renforcement de la croyance archaïque sur la contagion de la folie au sein d’une communauté qui avait la particularité de vivre avec les malades mentaux. Cette croyance, qui remplissait des fonctions de protection et de défense symbolique de la communauté contre une altérité “menaçante”, se réactivait bel et bien malgré, ou à cause, de l’introduction des médicaments. “Tout se passe, écrivait Jodelet (1988, p. 403), comme s’il y avait une mise en réserve dans la mémoire sociale d’une interprétation de la réalité que l’on élimine pas tout à fait au cas où surgiraient des informations la rendant utile. Sorte de garantie contre l’inconnu de l’avenir”. Voici une illustration d’une familiarisation à l’envers, d’une familiarisation avec l’étrangéité de la maladie mentale qui, de plus, résiste à la nouveauté qui pourrait la mettre en cause. Ici, la transmission prend l’allure d’une protection. Le processus de l’ancrage : l’hypothèse d’une familiarisation à l’envers 22 Arrêtons-nous un instant sur un autre exemple classique, emprunté à la phénoménologie, à un texte qu’Alfred Schütz uploads/Litterature/2009-kalampalikis.pdf
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- Publié le Aoû 18, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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