Monsieur Alain Girard Le journal intime, un nouveau genre littéraire In: Cahier
Monsieur Alain Girard Le journal intime, un nouveau genre littéraire In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1965, N°17. pp. 99-109. Citer ce document / Cite this document : Girard Alain. Le journal intime, un nouveau genre littéraire. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1965, N°17. pp. 99-109. doi : 10.3406/caief.1965.2280 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2280 LE JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE LITTÉRAIRE ? Communication de M. Alain GIRARD {Paris) au XVIe Congrès de V Association, le 28 juillet 1964. Quand j'ai arrêté le titre de cette communication avec M. Jean Pommier, que je tiens ici à remercier, et à qui je suis heureux de rendre un hommage public, j'ai aussitôt souscrit à sa suggestion de présenter mon propos sous forme d'interrogation : le journal intime, un nouveau genre litté raire ? point d'interrogation. En effet, rien ne paraît plus pro pre à ouvrir un débat, et ce sont des questions que je vous soumettrai, pour que nous puissions en débattre tout à l'heure, quand nous aurons entendu d'autres communicat ions, consacrées à tel ou tel journal intime. Mais, sans vouloir dès l'abord me contredire, je commenc erai en énonçant quelques affirmations, car c'est de ces affirmations mêmes que doit jaillir la discussion. Affirmons donc hautement que le journal intime est devenu un genre littéraire. Je l'ai écrit dans des pages trop nomb reuses, qui veulent être une démonstration (1), et je ne m'en dédis pas. Ou encore, en forçant ma pensée et en lui donnant un tour volontairement provocant : la littérature compterait un genre de plus, le journal. (1) Alain Girard, Le journal intime, Paris, P.U.F., 1963, XXIV-640 p. IOO ALAIN GIRARD II faut s'entendre sur les mots. Le journal est de tous les temps, bien antérieur en tout cas au journal intime, et il subsistera quand le journal intime aura peut-être disparu. Il correspond en effet à un besoin permanent de relater les faits du monde extérieur, de les diffuser autour de soi et d'en conserver une trace, pour les comprendre, les expliquer, en faire l'histoire. Ce besoin est si profond, et notre curiosité si vive, que la presse, sous toutes ses formes, a fondé sur lui l'institution sociale que l'on sait. Le journal intime est tout autre chose. Il correspond à un besoin beaucoup moins universel, mais très répandu depuis un moment du temps qui peut être fixé avec assez de préci sion, de relater pour soi ce que l'on pourrait appeler pour simplifier et par opposition les faits du monde intérieur. Certes, il n'y a pas de frontière absolue entre journal « externe » et journal intime, mais dans ce dernier l'accent est mis, sans conteste, sur soi, sur la part la plus secrète de soi, celle qu'on ne révèle pas d'ordinaire, ou seulement à quelque élu ou quelque confident. Il serait plus difficile de définir un genre littéraire, et je ne m'y essaierai pas devant votre savante assemblée. Le dic tionnaire de Littré ne m'a pas beaucoup appris. On trouve au mot genre, sous la rubrique 70 : « espèce de composition littéraire, partie, subdivision dans les beaux-arts. Cet écri vain a excellé dans plusieurs genres. » Suivent trois citations dont je retiens une boutade bien connue de Voltaire : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. » Finalement le qualificatif « littéraire » prête le plus à équivoque. Car ce qui fait à mes yeux — mais on pourrait en discuter — le caractère même d'un journal intime, son authenticité ou sa valeur, c'est de n'être en aucune manière un exercice de littérature. Il appartient au sujet lui-même, à la personne qui l'écrit, il fait corps avec elle, et ne peut en être détaché, il n'a rien d'un jeu ou d'une œuvre d'art. Mais, dira-t-on, l'œuvre d'un philosophe, ou celle d'un poète ou d'un romancier n'est-elle pas consubstantielle aussi à l'homme qui la compose, n'est-elle pas aussi pour lui un moyen de rechercher et d'exprimer sa vérité dans ce qu'elle a de plus LE JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE LITTÉRAIRE ? IOI intime ? L'authenticité d'un journal ne l'exclut donc pas en tant que telle du champ de la littérature, si celle-ci n'est pas conçue comme une simple distraction, ou un passe-temps. Mais tout écrit publié est destiné à agii sur les autres, à changer quelque chose dans le monde : un journal, dans son principe, est destiné à agir sur la seule personne de son rédac teur, dans la mesure au moins où celui-ci ne le destine pas à la publication. Pour d'autres raisons encore, le journal intime a les carac tères d'un genre. Il est très répandu, et l'on aurait de la peine à dénombrer les auteurs, des plus illustres aux plus obscurs, qui depuis le début du siècle ont recouru ou re courent d'une manière ou d'une autre à ce mode d'express ion. Chaque jour en apporte de nouveaux témoignages. L'hebdomadaire Arts a posé au mois d'avril derniei les ques tions suivantes à quelques écrivains : « Tenez-vous un journal intime ? Si oui, quelles satisfactions en retirez-vous ? Comptez-vous le publier un jour ? Sinon, voua intéressez-vous à ce genre littéraire, et pourquoi ? » Parmi les écrivains interrogés, nombreux sont ceux qui tiennent ou ont tenu d'une manière ou d'une autre un journal intime ; la plupart lisent des textes de ce genre, et tous peuvent définir leur métier en fonction d'eux. Tout récem ment, il y a à peine deux mois, sortait en librairie le journal d'un jeune écrivain, mort accidentellement, et sur qui cer tains fondaient des espoirs, Jean-René Huguenin. Cette écriture personnelle, cursive, nerveuse, au jour le jour, est assurément à la mode. Sa fréquence et sa vogue posent un problème d'actualité. Le public est avide de ces écrits autobiographiques qui ne cessent de paraître. A propos d'une infoimation, donnée dans le Monde d'il y a quelques jours (18 juillet) sur les gros tirages de la saison 1963- 1964, et sur le succès remporté par différents ouvrages de Sartre, Simone de Beauvoir, Anne Philippe, Green ou Guéhenno, ne lisait-on pas ce commentaire révélateur : « En grossissant un peu les choses on pourrait dire que les Franç ais n'ont lu cette année que des autobiographies. » IO2 ALAIN GIRARD Certes, les mémoires et les autobiographies ne sont en aucune manière des journaux intimes, mais ils se développent en même temps, et leur foisonnement témoigne d'un goût semblable parmi les auteurs et parmi le public, d'un même désir d'échapper, à la fois à la littérature d'imagination et à l'étude du monde extérieui, pour tenter de saisir l'individual ité, une individualité dans ce qu'elle a de plus spécifique ou diflérencié, comme si finalement l'expérience la plus per sonnelle, secrète et presque incommunicable, était ce qui intéresse le plus aujourd'hui, et captive avant tout l'attention. Il serait intéressant de mener une enquête auprès de tous ceux qui, par vocation ou par profession, se servent aujour d'hui d'une plume comme de l'outil le plus familier, le seul outil peut-être qu'ils aient appris à manier, pour savoir combien tiennent ou ont tenu un journal intime, à quel âge et pendant combien de temps, pourquoi ils ont contracté ou abandonné cette habitude, quelles expériences ou quelles pensées ils livrent le plus volontiers au papier. Combien d'entre nous, Mesdames et Messieurs, qui sommes rassem blés dans cette salle, ont tenu de la sorte un tel journal ? Il serait intéressant de demandei à nos collègues étrangers si cette habitude est aussi répandue dans leur propre pays qu'elle l'est sûrement en France, et pourquci elle l'est autant, ou davantage, ou beaucoup moins. Celui ou ceux qui auraient les moyens de rassembler ou d'analyser un nombre suffisant de journaux intimes, restés sans éditeur, recueilleraient sur notre temps, et sur l'homme de notre temps, un témoignage d'une singulière portée. Cette semaine même, l'hebdomadaire allemand der Spiegel (22 juillet 1964) rend compte d'un ouvrage intitulé das europâische Tagebuch, par Gustav-René Носке, Wiesbaden, Limes Verlag, 1136 pages. L'auteur, journaliste et essayiste, élève de Ernst Robert Curtius, consacre à cette écriture quo tidienne une étude de 500 pages, suivie d'un recueil de cita tions empruntées à cent dix auteurs, et d'une bibliographie avec notes de plus de 600 titres. Il est vrai que l'auteur fait remonter le genre à la Renaissance et évoque aussi bien Gœbbels et Jean XXIII que les plus purs des intimistes. LE JOURNAL INTIME, UN NOUVEAU GENRE LITTÉRAIRE ? IO3 Son propos paraît être d'analyser les structures de ces jour naux, plus fréquents selon lui parmi les protestants que les catholiques, et parmi les Allemands et les Russes que parmi les Latins, ainsi que de déceler les motifs des diaristes. Il manifeste une arrière-pensée, déjà présente dans le titre du livre, puisqu'il voudrait, après avoir évoqué Charlemagne et Aix-la-Chapelle (je cite d'après le compte rendu, ne con naissant pas encore l'ouvrage) que л Moi et être, personne et monde extérieur, croyance et connaissance puissent être enfin réunis ». Il n'en est pas moins vrai que le sujet dont nous traitons est à uploads/Litterature/alain-girard-le-journal-intime-un-nouveau-genre-litteraire.pdf
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- Publié le Mai 11, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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