Jean-Pierre Rothschild Alexandre hébreu, ou Micromégas In: Mélanges de l'Ecole

Jean-Pierre Rothschild Alexandre hébreu, ou Micromégas In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 112, N°1. 2000. pp. 27-42. Résumé Jean-Pierre Rothschild, Alexandre hébreu, ou Micromégas, p. 27-42. Le judaïsme antique possède une double tradition relative à Alexandre: l'une, alexandrine, en grec, très positive avec des traits salvifiques, transmise au Moyen Âge hébreu à travers le Sefer Yosippon; l'autre, qui la mitigé, développée en Palestine et en Babylonie et exprimée dans les textes hébreux ou araméens des deux talmuds et des midrachim anciens (Ve-VIe s.). Les conditions locales expliquent la différence de ton des textes palestiniens et babyloniens: les premiers présentent un tyran brutal et inique, dont se moque un bossu ou à qui un roi juste fait la leçon. Les seconds, un arbitre équitable, cherchant la connaissance, sachant recevoir avec humilité, dans ses voyages, l'enseignement de plus sages. Ces portraits sont à mettre en perspective en tenant compte tant de la place d'Alexandre par rapport à d'autres acteurs de l'histoire ayant influé sur le destin juif (Cyrus par exemple) que des autres textes rabbiniques ayant trait au pouvoir politique. Citer ce document / Cite this document : Rothschild Jean-Pierre. Alexandre hébreu, ou Micromégas. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 112, N°1. 2000. pp. 27-42. doi : 10.3406/mefr.2000.3746 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9883_2000_num_112_1_3746 JEAN-PIERRE ROTHSCHILD ALEXANDRE HÉBREU, OU MICROMÉGAS Le témoignage juif en langue grecque est le premier qu'ait donné un peuple non grec sur Alexandre. Cependant, l'essentiel de la présente inter vention ne portera pas sur la strate des textes juifs relatifs à Alexandre, mais sur ceux du judaïsme rabbinique, de langue hébraïque, dans le Ta lmud et dans les midrachim, lesquels n'ont manifesté aucune sympathie ex cessive pour la synthèse judéo-hellénique qui s'était, dans une certaine mes ure, opérée dans l'Egypte ptolémaïque et exprimée en langue grecque. Il est néanmoins nécessaire de commencer par rappeler les grands traits de l'Alexandre juif hellénistique, tant en vue de la cohésion du présent recueil que pour qu'on aperçoive mieux la curieuse modification qui s'opère dans la littérature juive aux dépens d'Alexandre, les textes grecs dont il était le héros ayant été retenus de manière sélective et parfois profondément dé formés. On postule comme source commune aux recensions ε et γ du Pseudo- Callisthène et à Flavius Josephe, qui fournissent l'essentiel des textes du ju daïsme hellénistique relatifs à Alexandre, un écrit judéo-hellénistique de circonstance, visant, entre la dernière rédaction du livre de Daniel (165/154 avant J.-C.) et l'œuvre de Flavius Josephe (ca 38-ca 100), à réconforter les Juifs dans une période difficile de leur histoire et à répondre à leurs détrac teurs en mettant en valeur la bienveillance dont les Ptolémées avaient fait preuve à leur égard et en rappelant que ceux-ci leur avaient concédé l'iso- nomie. Certains épisodes n'en sont purement et simplement pas passés dans les écrits midrachiques ou les aggadot du Talmud, qui sont les genres homilétiques de la littérature rabbinique. Laissons de côté les textes du Contre Apion dans lesquels Josephe défend simplement les droits des Juifs d'Alexandrie en en rapportant l'institution à Alexandre, pour ne prendre en compte que ce qui relève à proprement parler des Vies d'Alexandre. C'est d'abord le récit, conservé par le Pseudo-Callisthène (ε, 2, 24; γ, 2, 28; peut- être à partir d'une source juive, perdue), de sa proclamation du Dieu unique et de l'inanité des idoles à Alexandrie; puis Alexandre apparaissant en tant qu'instrument divin dans la légende apocalyptique de Gog et Magog MEFRM - 112 - 2000 - 1, p. 27-42. 28 JEAN-PIERRE ROTHSCHILD chez le Pseudo-Callisthène, dans la Légende syrienne, chez le Pseudo- Méthode et chez Flavius Josephe (Guerre des Juifs VII, 7, 4 et Antiquités ju daïques I, 6, 1). On voit encore, chez Josephe, Alexandre, au passage de la mer de Pamphylie, gratifié d'un miracle comparable à celui dont Moïse et les Hébreux avaient bénéficié lors de la traversée de la mer Rouge (A/ II, 16, 5); davantage, il s'opère là un étrange retournement, puisque c'est la protection divine accordée à Alexandre qui est alléguée pour rendre vra isemblable l'épisode du passage de la mer Rouge par les Hébreux sous la conduite de Moïse, après la sortie d'Egypte1 : Quant à moi, j'ai tout rapporté comme je l'ai trouvé dans les écrits saints; que nul ne s'ébahisse de ce qu'il y a d'extraordinaire à énoncer que les An ciens, encore innocents, aient trouvé le chemin de leur salut en traversant la mer, soit par la volonté divine, soit fortuitement : aussi bien, les compagnons d'Alexandre, roi de Macédoine - c'était hier -, ont vu la mer de Pamphylie se retirer devant eux et, alors qu'ils ne disposaient de nul autre chemin, leur en fournir un à travers elle, car Dieu voulait mettre fin à l'hégémonie des Perses. Sur ce point s'accordent tous ceux qui ont écrit les exploits d'Alexandre2. Que chacun interprète donc ces faits comme il voudra3. Ce sont des épisodes parmi ceux qui exaltaient le plus la grandeur d'A lexandre, héraut de Dieu, instrument de la Providence, pendant (voire ga rant) de Moïse le conducteur inspiré. Il est, donc, déjà significatif qu'ils aient disparu de la tradition juive ultérieure. Celle-ci en a pourtant conser vé deux, dans lesquels Alexandre n'est pas dépourvu de traits qui font de lui un personnage providentiel. Selon une légende transmise par le Ps.-Épi- phane, Alexandre aurait fait transférer les ossements du prophète Jérémie à Alexandrie. C'est le placer dans la continuité symbolique du prophète en question mais surtout l'inscrire dans la pieuse tradition du transfert et de l'ensevelissement des dépouilles des patriarches et des guides du peuple par leurs successeurs : injonctions de Jacob à ses fils (Gn. 49, 29-32), trans fert de ses restes (50, 13), instances de Joseph pour que son corps soit em porté d'Egypte lorsque les Hébreux en sortiraient (50, 25), vœu qui fut exaucé par Moïse (Ex. 13, 19). Cette légende réapparaît, encore que fug itivement et sur le tard, dans la littérature rabbinique : 1 Antiquités judaïques II, 16, 5 (347), éd. S. Naber, I, Leipzig, 1888, p. 137-138; Thackeray, Josephus, IV, réimpr. 1967, p. 316-317. 2 Notamment Arrien I, 26. 3 Formule fréquente chez Josephe quand il est question de miracles; compar able, remarque Thackeray, à celle dont use Denys d'Halicarnasse, modèle non avoué de Josephe, dans les Antiquités romaines. Cette «non-committal attitude to the mervellous» était devenue la règle chez les historiens (v. Lucien, Quomodo historia sit conscribenda 60 [67]). ALEXANDRE HÉBREU, OU MICROMÉGAS 29 Et le Saint, béni soit-il, les admonesta par l'intermédiaire de Jérémie, la paix soit sur lui, que les fils d'Israël lapidèrent en Egypte. Les Égyptiens l'en sevelirent parce qu'ils l'aimaient pour avoir prié pour eux contre les leviathans et les crocodiles qui vivaient dans le Nil et tuaient souvent les Égyptiens. Et le roi Alexandre exhuma ses os et les enterra à Alexandrie4. Dans un autre récit, que conservera le Talmud de Babylone, Alexandre fait figure à la fois de parangon de l'équité parmi les Nations et de chef d'armée protégé et guidé par la providence : Josephe (AJ XI, 313-345) narre longuement la visite, probablement sans réalité historique, qu'Alexandre aurait faite à Jérusalem, les menées des Samaritains contre les Juifs à cette occasion, et comment Alexandre, ayant reconnu dans le grand prêtre des Juifs la figure qui lui était apparue en songe à la veille de son passage en Asie pour lui annoncer ses victoires, lui témoigna son respect, se rendit au temple pour sacrifier à Dieu, se réjouit qu'on lui montrât dans le livre de Daniel l'annonce de ses exploits5, reconnut la loyauté et les droits des Juifs et repoussa les sollicitations de Samaritains (les Sichémites) qui, témoins de la bienveillance témoignée aux Juifs, se donnaient pour tels. Le témoignage de la littérature juive hellénistique est, ainsi, unanime ment à la gloire d'Alexandre. Bien différent fut le destin ultérieur de la «matière» alexandrine dans la littérature rabbinique, qui vit le point de vue judéo-hellénistique fortement mitigé par ceux qui s'exprimèrent dans les deux autres grands centres du monde juif d'alors, la Palestine et la diaspora babylonienne. On peut parler d'un «destin inachevé» d'Alexandre en hé breu, sur le plan de l'histoire littéraire aussi, et peut-être surtout, en ce sens que la matière initiale, judéo-hellénistique, n'est passée que partiellement du grec en hébreu et, qu'elle a donné lieu à des récritures nettement moins à la gloire du héros. Cela s'explique aisément par les circonstances histo riques : en Egypte, après la détérioration des relations avec l'autorité ro maine, les révoltes de 38 et de 66 furent suivies par le soulèvement de 115- 117 dont la conséquence fut le quasi-anéantissement du judaïsme égyptien. En Palestine, le Temple de Jérusalem fut détruit par les Romains en 70 et les Juifs se révoltèrent maintes fois contre l'autorité romaine au cours du IIe siècle (sous Trajan, Antonin le Pieux, Marc-Aurèle, Sévère Alexandre) et subirent une répression sévère et des discriminations juridiques. On ne pouvait guère s'attendre que la littérature des Juifs de Palestine reflétât dans ces uploads/Litterature/alexandre-hebreu-micromegas.pdf

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