Littérature Les songes du savoir : de la Belle endormie à la Belle au bois dorm

Littérature Les songes du savoir : de la Belle endormie à la Belle au bois dormant Pr. François Rigolot Citer ce document / Cite this document : Rigolot François. Les songes du savoir : de la Belle endormie à la Belle au bois dormant. In: Littérature, n°58, 1985. Le savoir de l'écrit. pp. 91-106; doi : https://doi.org/10.3406/litt.1985.1391 https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1985_num_58_2_1391 Fichier pdf généré le 01/05/2018 François Rigolot, Princeton University. LES SONGES DU SAVOIR DE LA « BELLE ENDORMIE » À LA « BELLE AU BOIS DORMANT Avant que les dieux n'y fussent, les bois étaient sacrés. La forêt est un état d'âme, les poètes le savent. Bachelard Depuis quelques années, la recherche généalogique d'un prétendu « texte primitif » de la « Belle au bois dormant » semble connaître de sérieuses difficultés. Les deux sources le plus souvent alléguées pour rendre compte des deux épisodes principaux du conte sont les suivantes : un épisode du roman de Perceforest (pour les dons des Fées et la piqûre du fuseau) et un conte du Pentamerone (pour la vengeance finale de l'ogresse) 2. Cependant, à côté de ces sources écrites, les traditions populaires pèsent également lourd dans la conception de l'œuvre. C'est ainsi que l'on a cru « pouvoir restituer la grille selon laquelle Perrault aurait puisé dans le répertoire folklorique 3 ». Cette affirmation un peu trop confiante de la saisie des données populaires a été à son tour critiquée, semble-t-il à juste titre : La culture populaire est supposée là à tous les instants de la démarche qu'elle vient cautionner. Elle est par là toujours ailleurs; à la fin, elle n'est rien \ 1 . Une première version de cet article a été présentée oralement lors d'une session spéciale sur la Belle au bois dormant, organisée par Gérard Montbertrand, au congrès de la Modem Language Association of America qui s'est tenu à Washington du 27 au 29 décembre 1984. Je remercie les participants et l'organisateur de cette session de leurs utiles suggestions. 2. Voir à ce sujet l'étude de Marc Soriano, Les Contes de Perrault. Culture savante et traditions populaires, Gallimard, 1968, p. 125 sq. et le nouveau livre de G.F.E. Zago, La Bella addormentata, Bari, Delado, 1984. 3. M. Soriano, « Table ronde sur les Contes de Perrault », Annales, mai-juin 1970, p. 65. 4. M. de Certeau, La Culture pluriel. Paris, Ch. Bourgois, 1980, chap. Ill, « La Beauté du Mort », p. 66. Je remercie Mark Franko de m'avoir communiqué cette référence. 91 Sources écrites d'une part, traditions populaires de l'autre : il semble qu'on ne puisse y trouver les lieux privilégiés d'une genèse de la « Belle au bois dormant ». La démarche herméneutique semble devoir se situer ailleurs. C'est pourquoi il paraît préférable de chercher le sens, non pas en le ramenant à des origines toujours hypothétiques, mais en le confrontant avec ce qu'il convient d'appeler ses interprétants; autrement dit, de faire miroiter des textes médiateurs, qui ont été ou n'ont pas été présents dans le champ de la conscience de l'auteur et qui permettent, comme on disait dans l'ancienne exégétique, de l'interpréter « à plus haut sens 5 ». Pour ce faire, nous avons commencé par le commencement, c'est-à-dire par le titre du conte, ce « lieu stratégique » où se reflète au plus haut degré ce qu'on pourrait appeler l'intentionnalité du texte 6. Si Perrault écrivait pour un lecteur cultivé (les Préfaces en font foi), ce lecteur ne pouvait pas ne pas être sensible aux connotations topiques suggérées par le titre. On sait que le thème de la « Belle endormie » est un cliché de la poésie amoureuse au moins depuis Properce. Il suffit de rappeler la fameuse élégie à Cynthia du grand lyrique latin : Mane erat, et volui, si sola quiesceret ilia, (C'était le matin ; je voulus voir si elle reposait seule) visere : at in lecto Cynthia sola fuit. (Cynthie était bien seule dans son lit) Obstipui : non illa mihi formosior umquam/visa... (Je restai interdit : jamais elle ne me parut plus belle) talis visa mihi somno dimissa recenti. (C'est ainsi qu'elle m'apparut au sortir du sommeil) Élégies, Livre II, xxix, 23-26, 29 7. Du point de vue du son et du sens, la Belle endormie et la Belle dormant se répondent : compte identique de syllabes, même si le participe présent donne au sommeil une réalité plus active que le participe passé. Reste le bois, absent, du moins en apparence, du topos antique. A ce propos, il ne sera pas inutile de rappeler l'identification de Cynthia avec Diane, sœur d'Apollon, lui-même surnommé Cynthios, le dieu et la déesse étant nés tous deux sur le mont Cynthus à Delos. Or on sait que Diane-Cynthia était vénérée comme la nymphe des bois. L'un de ses plus célèbres sanctuaires se trouvait sur le mont Tifata (près de Capoue) qui signifie « bois de chênes ». Son temple, près d'Aricia, se dressait au milieu d'une forêt - comme le château de la « Belle au bois dormant 8 ». Le bois, qui occupe le centre du titre de Perrault, se trouverait 5. Nous reprenons la notion d'interprétant à Charles S. Peirce via Michael Riffaterre. Cf. l'article de ce dernier : « Sémiotique intertextuelle : l'interprétant », Revue d'Esthétique, 1-2 (1979), p. 128 sq. 6. Nous avons défini la notion d'intentionnalité du texte dans notre Texte de la Renaissance, Genève, Droz, 1982, p. 61 sq. 7. Properce, Élégies, éd. D. Paganelli, Belles Lettres, 1961, Livre II, XXIX. 8. Cf. Oxford Classical Dictionary. Clarendon Press, 1949, p. 274 : « Warde Fowler (Religious Experience, 235) plausibly calls her [Diane] a " wood-spirit , for certainly she is commonly worshipped in wooded places. » 92 donc remotivé selon deux types d'interprétants : le premier de nature rhétorique (le topos de la scène élégiaque patentée) et le second de nature mythologique (les attributs de Diane, déesse des forêts et des bois). Ces deux interprétants, en outre, seraient liés par l'entremise du texte médiateur de Properce puisque Cynthia est à la fois la « Belle endormie » et l'épithète canonique de Diane. Cependant, dans le corpus même de la littérature française qui précède la rédaction des Contes, le thème de la « Belle endormie » connaît des avatars célèbres : on pense à Ronsard et, accessoirement, à Théophile de Viau. Dans le fameux sonnet LXVI de la Continuation des Amours (1555), on trouve un certain nombre d'échos qui, rétrospectivement, apparaissent assez troublants : J'ai l'ame pour un lit de regrets si touchée, Que nul, & fusse un Roy, ne fera que j'aprouche Jamais de la maison, encor moins de la couche Où je vy ma maistresse, au mois de May couchée. Un somme languissant la tenoit mi-panchée Dessus le coude droit, fermant sa belle bouche, Et ses yeus, dans lesquels l'archer Amour se couche, Ayant tousjours la flèche en la corde encochée. Sa teste en ce beau mois, sans plus, estoit couverte D'un riche escofion ouvré de soie verte, Où les Graces venoient à l'envy se nicher, Et dedans ses cheveus choysissoient leur demeure. J'en ai tel souvenir que je voudrois qu'à l'heure (Pour jamais n'y penser) son œil m'eust fait rocher '. Tout se passe comme si la première partie du texte de Perrault développait, en les reprenant à l'envers, les étapes esquissées par le sonnet de Ronsard. Les « Graces » des tercets, venues « se nicher » sur la Belle, semblent annoncer les dons des Fées au début du conte. L'allusion centrale à « l'archer Amour », « Ayant tousjours la flèche en la corde encochée », fait penser au fuseau fatal dont la piqûre rendra ironiquement la Belle... endormie, en attendant que l'Amour vienne la réveiller. Enfin et surtout, le spectacle de la « maistresse »/ « Princesse », étendue sur son lit d'apparat, se présente comme l'événement central du conte, comme si le topos lyrique se trouvait enchâssé au cœur même de la narration : Le jeune Prince [...] vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu (p. 102) 10. 9. Ronsard, Les Amours, éd. H. & C. Weber, Gamier, p. 211. 10. Perrault, Contes, éd. G. Rouger, Garnier, 1967. Les pages entre parenthèses dans notre texte se rapportent à cette édition. 93 On pense au vers propercien : « Obstipui : non illa mihi formosir umquam/ visa » (p. 25-26) et au premier quatrain de Ronsard (« Où je vy ma maistresse, au mois de May couchée »). Mais le texte de Perrault continue : Une Princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin (p. 102). Cette scène est un arrêt dans le déroulement du récit. Le Prince et la Princesse sont face à face dans ce moment d'attente (mot clé repris par la « moralité »), sorte de plongée métaphorique où tout s'immobilise et tout devient silencieux. Or ce moment privilégié de la contemplation, si cher aux uploads/Litterature/ les-songes-du-savoir-de-la-belle-endormie.pdf

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