Revista de Estudios Latinos (RELat) 6, 2006, 73-90 Selon son propre témoignage

Revista de Estudios Latinos (RELat) 6, 2006, 73-90 Selon son propre témoignage dans ses Retractationes, c’est lors de son séjour à Milan ou plutôt dans sa retraite de Cassiciacum qu’Augustin, en 386, commence à travailler aux Disciplinarum libri: il écrit un petit traité sur la grammaire et se met à la rédaction du traité sur la musique qu’il n’achèvera que fin 388, après son retour en Afrique: Per idem tempus quo Mediolani fui baptismum percepturus, etiam disciplinarum libros conatus sum scribere interrogans eos, qui mecum erant atque ab huiusmodi studiis non abhorrebant, per corporalia cupiens ad incorporalia quibusdam quasi passibus certis uel peruenire uel ducere. Sed earum solum de grammatica librum absoluere potui, quem postea de armario nostro perdidi et de musica sex uolumina, quantum attinet ad eamdem partem quae rythmus uocatur. Sed eosdem sex libros iam baptizatus iamque ex Italia Autour du De Musica de saint Augustin ou du nombre à Dieu BÉATRICE BAKHOUCHE Université Paul Valéry Montpellier III Résumé: À la suite de H.-I. Marrou, les critiques ont volontiers vu une rupture entre les cinq premiers livres du De musica de saint Augustin et le dernier; et l’introduction au livre VI porterait la marque de l’emendatio. Cette étude s’efforce au contraire de montrer la cohérence de l’ensemble du traité augustinien, dans lequel le nombre —musical ou non—, de propédeutique à la philosophie, devient un outil indispensable à la théologie. Mots-clés: Dieu; disciplina liberalis; musique; nombre; philosophie; proportion. Resumen: Siguiendo a H.-I. Marrou, los críticos, asumieron de buen grado una ruptura entre los cinco primeros libros y el último del De Musica de san Agustín; y la introducción al libro sexto ofrecería la señal de la emendatio. Esta investigación intenta por el contrario mostrar la coherencia de la totalidad del tratado augustiniano, en el cual el número —musical o no— no sirve solo de enseñanza preparatoria para la filosofía sino vuelve a ser un instrumento indispensable para la teología. Palabras claves: Dios; disciplina liberalis; música; numero; filosofía; proporción. Fecha de recepción: 12/05/2006 Fecha de aceptación: 29/05/2006 regressus in Africam scripsi; inchoaueram quippe tantummodo istam apud Mediolanum disciplinam...1. L’élaboration du traité a donc été longue et, de ce fait, sujette à évolution et à remaniement: c’est le cas du livre VI qu’il envoie à Memorius dans les années 405, à la demande de ce dernier, comme il l’écrit lui-même dans la letrre CI: Sextum sane librum, quem emendatum repperi, ubi est omnis fructus ceterorum, non distuli mittere caritati tuae; fortassis ipse tuam non multum refugiat grauitatem...2. Cette lettre ainsi que le passage des Retractationes précédemment cité ont été largement exploités par les critiques, au premier rang desquels se situe H.- I. Marrou pour qui le livre VI, dans son état actuel, est une version revue et corrigée par Augustin pendant sa période épiscopale; et, pour lui, c’est le premier chapitre qui porte la marque de cette révision3. Les érudits, après lui, se sont beaucoup intéressés à ce problème de l’unité de rédaction et de la cohérence interne du traité, sans que les conclusions du grand spécialiste de saint Augustin ne soient jamais ouvertement remises en cause, même si, en 1947, dans leur édition avec traduction française pour la Bibliothèque Augustinienne, G. Finaert et F. J. Thonnard ne voient pas de hiatus entre le premier et le dernier livre4. Olivier Du Roy, en revanche, reprend, en 1966, les conclusions de H.-I. Marrou en essayant de dater plus précisément l’emendatio5. En Italie, U. Pizzani insiste au contraire sur l’étroite connexion entre la préface et l’épilogue du livre VI, et reste prudent quant à l’hypothèse d’une emendatio plus tardive6, tandis que M. Bettetini estime que la théorie de H.-I. Marrou est aujourd’hui acceptée par la majorité des chercheurs7. Néanmoins, en 1993, A. Keller reprend la question en supposant que les cinq premiers livres ont été écrits à Milan et le sixième en Afrique; pour lui, l’emendatio évoquée par Augustin lui-même aurait eu pour but de raccrocher les premiers au dernier livre8. M. Cutino, quant à lui, s’efforce de montrer que la préface du livre VI n’a pas été rédigée après coup9. Au dernier éditeur du 74 Béatrice Bakhouche Revista de Estudios Latinos (RELat) 6, 2006, 73-90 1 Retract. I, 6; cf Mus., éd. G. Finaert et F.-J. Thonnard, BA, Paris, 1947, introd. génér. p. 8. 2 Ep. CI, 4, éd. A. Goldbacher, CSEL 34, 2, 1885, p. 542. 3 Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, 19834 (1958), Appendice note D «Les deux éditions du VIe livre du De musica», p. 580-583. 4 Mus., introd. génér. p. 8-9. 5 L’intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin: genèse de sa théologie trinitaire jusqu’en 391, Paris, 1966, p. 283. 6 «De musica» di Agostino d’Ippona, édd. U. Pizzani et G. Milanese, Palerme, 1990: «Il primo libro», p. 13-39; «Il sesto libro», p. 63-86. 7 «Stato della questione e bibliografia ragionata sul dialogo De Musica di Sant’Agostino (1940- 1990)», Rivista di Filosofia neo-scolastica 83, 1991, p. 430-439. 8 Aurelius Augustinus und die Musik, Würzburg, 1993, p. 151-157. 9 «Per une interpretazione della praefatio al VI libro del De Musica di Agostino», Augustinianum 37, 1997, p. 147-164. texte du De Musica VI, M. Jacobsson, la thèse de H.-I. Marrou paraît être la meilleure façon de rendre compte des dissonances entre la préface et le reste de l’œuvre10. Cet état de la question montre bien la difficulté à avoir des six livres du De Musica d’Augustin une lecture cohérente. Pourquoi l’évêque d’Hippone, après avoir écrit les cinq premiers livres, les traite-t-il de nugacitas? Y a-t-il solution de continuité entre les premiers et le dernier livre? L’introduction au livre VI peut-elle être considérée comme une emendatio? Nous tenterons de répondre à ces questions en replaçant le traité dans son contexte d’écriture, en analysant les liens d’un livre à l’autre et en mettant cet écrit augustinien en perspective avec d’autres textes antérieurs ou contemporains. LES «ARTS LIBÉRAUX» ET LE PLATONISME Le projet de composer des Disciplinarum libri s’inscrit moins, à l’époque d’Augustin, dans la tradition encyclopédique d’un Varron que dans le cadre philosophique et spécialement dans celui de la philosophie platonicienne. La culture scientifique nécessaire au philosophe est alors en effet définie par le cycle des arts libéraux11, les trois disciplines littéraires —grammaire, rhétorique et dialectique— précédant les quatre scientifiques —arithmétique, géométrie, astronomie et musique—, et c’est d’ailleurs de disciplina liberalis qu’est qualifiée la musique au seuil même du traité que lui consacre Augustin: Bona uero modulatio ad hanc liberalem disciplinam, id est ad musicam, pertinere arbitranda est12. Il s’agit d’un programme progressif et hiérarchisé, qui se poursuit à travers les quatre sciences; c’est effectivement ce qu’Augustin s’était proposé de développer, et, dans le De ordine, traité sur l’ordre «à suivre dans les arts libéraux conçus comme degrés pour s’élever à la contemplation de l’ordre de l’Univers»13 et écrit à la même époque que le De musica, il précise la hiérarchie qu’il établit entre les quatre sciences mathématiques; c’est la musique qui en occupe le premier rang - soit le quatrième après les matières littéraires, et avant la géométrie, l’astronomie et l’arithmétique: In hoc igitur quarto gradu, siue in rhythmis, siue in ipsa modulatione intelligebat (scil. ratio) regnare numeros totumque perficere: inspexit diligentissime cuiusmodi essent; reperiebat diuinos et sempiternos, praesertim Autour du De Musica de saint Augustin ou du nombre à Dieu 75 Revista de Estudios Latinos (RELat) 6, 2006, 73-90 10 AURELIUS AUGUSTINUS De musica liber VI, Stockholm, 2002, Introd. p. xxiv-xxv. 11 Saint Augustin…, 2e partie Studium sapientiae, c. 2: «Le cycle des sciences», p. 187-210. 12 Mus. I, 4, 4: «Mais la bonne modulation appartient, comme nous devons le penser, à cet art libéral qu’est la musique». 13 P. BROWN, La vie de saint Augustin, Paris, trad. fr. 1971 et 2001, p. 139. quod ipsis auxiliantibus omnia superiora contexuerat... Vnde ista disciplina sensus intellectusque particeps «musicae» nomen inuenit14. Le De ordine témoigne de l’importance qu’Augustin accorde à ces domaines du savoir, et, plus tard, dans ses Retractationes15, l’évêque d’Hippone rappellera qu’il a commencé à travailler à ces quatre disciplines, mais, s’il n’a terminé que deux traités – celui de grammaire et celui de musique –, il ne nous reste en fait que ce dernier, car le premier finit par disparaître de sa bibliothèque; quant aux notes préparatoires destinées aux autres développements, elles s’égarèrent elles aussi. Le destin malheureux des projets augustiniens est un cas isolé, car il faut bien reconnaître qu’entre le IVe et le VIe siècle de notre ère, les traités scientifiques qui, chez Augustin, ne sont restés en grande partie qu’à l’état d’ébauche, se sont multipliés; cette floraison est un phénomène relativement nouveau: comme le note I. Hadot, les arts libéraux n’existaient pas à l’époque de Cicéron16, et, pour elle, le cursus doublement balisé par les disciplines littéraires et les disciplines scientifiques, qui préfigure les trivium et quadrivium médiévaux, ne peut être antérieur au IIIe s. Ce mouvement suit, dans le monde latin, avec un certain retard, ce qui s’était déjà produit dans le monde grec dès le IIe uploads/Litterature/autour-du-de-musica-de-saint-augustin.pdf

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