Cratyle, Hermogène et Saussure au XXIe siècle Vaxelaire-Jean-Louis Université d
Cratyle, Hermogène et Saussure au XXIe siècle Vaxelaire-Jean-Louis Université de Namur jean-louis.vaxelaire@unamur.be Ce travail découle de la lecture très récente d’un article de Marc Arabyan (2002) dont le titre, Cratyle en Belgique, m’avait attiré pour des raisons géographiques et, surtout, parce que la figure de Cratyle est une de celles que j’ai régulièrement rencontrées dans mes recherches. Derrière ce titre, Arabyan analyse une bande dessinée de Blake et Mortimer et commet plusieurs erreurs, certaines étant dues à la création ces dernières décennies d’un nouveau Cratyle, un personnage qui serait l’exact opposé d’un autre personnage parfois nommé Hermogène et, dans d’autres circonstances, Saussure. Le dualisme des bandes dessinées pour enfants aurait son pendant pour les linguistes ou les littéraires, et nous serions parfois obligés de choisir l’un ou l’autre camp (par contre, à l’inverse de la bande dessinée, celui du bien et celui du mal seraient sans doute plus facilement mouvants). C’est la conclusion à laquelle on semble obligé d’aboutir dans le champ des études sur les noms propres, il y aurait d’un côté les scientifiques hermogénistes ou saussuriens qui estiment qu’ils n’ont aucune forme de signification, et de l’autre les cratylistes, plus ou moins poètes, qui jugent que les noms propres ont du sens, voire plus que les noms communs. Cette présentation est caricaturale, elle correspond pourtant à des réactions que j’ai observées lors de colloques : certaines personnes ne semblent pas pouvoir accepter que les noms propres aient du sens, ceux qui annoncent le contraire, quelle que soit la forme de leurs propos, sont alors classés parmi les doux rêveurs. Nous verrons au travers d’un parcours historique que l’opposition entre Cratyle et le duo Hermogène/Saussure ne se limite pas au domaine particulier des noms propres, mais est devenu l’un des lieux communs de la linguistique contemporaine. Je m’arrêterai sur la notion d’arbitraire du signe qui semble exemplaire dans ce débat : depuis que des figures principales de la discipline ont réduit la question de l’arbitraire chez Saussure à la question de l’origine du langage (ainsi Benveniste qui écrit que « ce problème n’est autre que le fameux : φύσει ou ϑέσει ? » [1966 : 52]), des approximations et des raccourcis nourrissent un vague terminologique et un dualisme supplémentaire qui ont un effet néfaste sur la linguistique. Alors que des études ont démontré que le Cratyle n’est pas centré sur ce point de l’origine du langage, les dernières interprétations saussuriennes tendent à réduire la portée du concept d’arbitraire, qui est pourtant essentiel dans l’opposition que nous allons observer. 1 Un couple à trois Je souhaiterais débuter en explicitant mon choix de regrouper Hermogène et Saussure. La thèse que Platon attribue à Hermogène et celle de Saussure ne sont pas épistémologiquement assimilables, c’est pourtant ce qui est effectué dans divers travaux. Ainsi, Dans l’article Malherbe : Hermogène ou Cratyle ?, Ruwet résume le débat au « point de vue d’Hermogène (le signe est arbitraire) » et au « point de vue de Cratyle (le signe est motivé) » (1980 : 197). Platon ne peut évidemment jamais mettre dans la bouche d’Hermogène le terme arbitraire, un mot qui renvoie plutôt au lexique saussurien depuis une centaine d’années. La raison me semble découler d’un ressort diégétique : là où Cratyle est un personnage SHS Web of Conferences 8 (2014) DOI 10.1051/shsconf/20140801303 © aux auteurs, publié par EDP Sciences, 2014 Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2014 SHS Web of Conferences Article en accès libre placé sous licence Creative Commons Attribution 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0) 535 Article available at http://www.shs-conferences.org or http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20140801303 intéressant (qui donne par ailleurs son nom à l’ouvrage), Hermogène est plus effacé1, l’emploi du nom de Saussure (directement ou par le biais d’un terme saussurien) à sa place permet d’ancrer le débat dans notre siècle et d’avoir un regard plus strictement linguistique. Ces noms sont aussi des points de repère, le sous-titre de l’ouvrage historique de Harris & Taylor (1997) se traduit par : « la tradition occidentale de Socrate à Saussure », Socrate étant le point de départ de la réflexion sur le langage et Saussure celui de la naissance de la linguistique moderne. Il est donc devenu habituel pour certains thèmes d’opposer dans les introductions Cratyle à Saussure2, c’est ce que font par exemple les éditeurs d’un recueil intitulé Naturalness and iconicity in language, tout en indiquant qu’il s’agit désormais d’un cliché (De Cuypere & Willems, 2008 : 1). C’est ce cliché que reprend Arabyan : L'hypothèse platonicienne selon laquelle les choses ont reçu un nom distinct en chaque langue « qui leur a été donné par le législateur » est donc ici battue en brèche en faveur de l'idée de Cratyle selon laquelle Pluton doit se nommer « naturellement » Pluton (var. angl. Pluto) dans toutes les langues. Pour nous qui ne sommes plus cratyliens depuis au moins Saussure, il y a là comme une scorie de la transformation d'un monde possible en monde réel, une trace de l'acte de création d'un monde imaginaire qui rend sensible le caractère fictionnel du récit. (Arabyan 2002 : 42-43) Il y a au moins deux points gênants dans cet extrait. Le premier concerne l’interprétation de l’hypothèse platonicienne – qui est un peu plus complexe que ne le laisse penser la citation (cette dernière pourrait d’ailleurs plutôt être attribuée au personnage d’Hermogène dont Platon rejette les idées). Ensuite, c’est une autre approximation courante que de déclarer que la linguistique serait du côté de l’arbitraire et de la convention depuis 1916. La majorité des linguistes étaient conventionnalistes avant Saussure et la critique de l’arbitraire du signe se poursuit jusqu’à aujourd’hui (infra, chap.5). Ce qui me semble dangereux dans ce genre de propos, c’est que l’on retrouve des présentations similaires sur des sites internet tenus par des amateurs plus ou moins illuminés, des sites qui, malheureusement, sont peut-être plus lus par les étudiants que les textes originaux : Au IVe, siècle avant J.C. dans le Cratyle, Platon expose les deux thèses opposées sur la nature des mots : pour Hermogène, partisan de l’arbitraire du signe, il n'y a entre ce qui sera plus tard nommé signifiant et signifié qu'un lien abstrait et extrinsèque, établi par convention, tandis que pour Cratyle, partisan de la motivation que défendait Socrate, les mots sont une peinture des choses, ils ressemblent à ce qu'ils signifient, ce sont des Symboles. Depuis Platon, l'opposition motivation/arbitraire n'a pas cessé et les partisans de la motivation furent largement majoritaires jusqu’à l'arrivée de Saussure. Il faut citer le bisontin Charles Nodier qui en 1808 faisait paraître un excellent "Dictionnaire des onomatopées françaises" dans lequel il argumentait pour une origine onomatopéique de tout le lexique français et des langues en général. (http://signelinguistique.e- monsite.com/, lu le 29/11/13) Dans les deux extraits3, la différence entre Arabyan et le médecin qui gère ce site repose surtout sur l’interprétation de la position de Platon / Socrate, la présentation historique étant très proche. 2 Le Cratyle ou le début de l’histoire linguistique Un point fait l’unanimité des chercheurs : le Cratyle est un livre fondateur pour la philosophie du langage. C’est en effet le livre le plus ancien consacré au langage qui ait été conservé, il a été lu par des générations de philosophes puis de linguistes, mais nous verrons plus loin que cela n’implique pas une seule interprétation. De cette ancienneté est née une fable que l’on retrouve dans divers travaux sur les noms propres : SHS Web of Conferences 8 (2014) DOI 10.1051/shsconf/20140801303 © aux auteurs, publié par EDP Sciences, 2014 Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2014 SHS Web of Conferences Article en accès libre placé sous licence Creative Commons Attribution 4.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0) 536 The grammatical analysis of proper names, which can be traced to Plato’s Cratylus, started with the Stoic grammarians who introduced a distinct linguistic category for proper names: “Onoma”, which subsequently was differentiated by Dionysius into three – “name”, “noun”, and “subject”. This linguistic classification remained unchanged for almost 2000 years. (Müller & Kutas, 1996 : 221) L’analyse grammaticale des noms propres n’a pas débuté avec Platon puisque la distinction entre les différents types de noms n’existait pas à son époque, elle sera établie d’après Robins (1976 : 33) par le stoïcien Chrysippe (v. 280-v. 207) et son disciple Diogène de Babylone (v. 240-v. 150). Si les Stoïciens ont effectivement séparé nom propre et nom commun, ce n’est pas en créant la catégorie Onoma avec une majuscule, mais en déclarant que les noms communs faisaient partie d’une autre catégorie appelée prosegoria. Enfin, je n’ai pas la moindre idée de ce que les auteurs entendent par cette prétendue tripartition de Denys (qu’est-ce qu’un « sujet » concurrent des noms communs et des noms propres ?) alors que ce dernier a, à l’inverse, réintégré les noms communs dans la catégorie des onomata, le seul élément qui soit vrai est que la catégorisation des grammairiens grecs a peu été modifiée depuis 2000 ans (l’emploi du passé dans la citation est donc inutile) : les noms communs et propres sont toujours deux sous-parties d’une même catégorie, l’adjectif uploads/Litterature/cratyle-hermogene-et-saussure-au-xxi-e-siecle.pdf
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- Publié le Jul 08, 2021
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