(Suite et fin du Cours sur la position de l’Auteur-Dante comme Poète- Philosoph
(Suite et fin du Cours sur la position de l’Auteur-Dante comme Poète- Philosophe, à la fois ésotérique – disant une vérité réservée au petit nombre - et exotérique – disant une vérité réservée au grand nombre, peuple ou multitude. L’enseignement vertical du Philosophe-Roi platonicien se déplace au Moyen Age, avant d’être nié ans la situation démocratique et individualisée moderne, où la position universelle philosophique est d’ailleurs illusoirement contestée par les subjectivités littéraires “exotériques”. Il faut toujours se rappeler la distinction de Leo Strauss : “La littérature exotérique présuppose qu’il existe des vérités fondamentales qu’aucun homme honnête ne saurait exprimer en public parce qu’elles feraient du mal à beaucoup, lesquels, parce qu’ils ont été blessés, auront naturellement tendance à faire du mal en retour à celui qui exprime ces vérités désagréables. En d’autres termes, elle présuppose que ni la liberté de recherche ni la liberté d’en publier tous les résultats ne sont garanties comme des droits fondamentaux.” La distinction entre le discours ésotérique et le discours exotérique ne correspond pas à la distinction entre philosophie et littérature. Cf. Cours precedent, où l’universalité visée par la littérature épique notamment, a été rappelée. Platon ne s’y est pas trompé, qui s’est efforcé de combattre les fausses verities de l’épopée homérique au moyen de nouveaux mythes ou “mensonges vrais” addresses au grand nombre. Cf. l’allégorie de la caverne, à lire de près pour la prochaine fois.) Auberbach, après avoir décrit le mode de discours dantesque comme “mélange d’autorité et de fraternité” (c’est-à-dire comme tentative de rendre compatibles une influence verticale et une “compassion horizontale”), dit ceci : « Dante créa son public, mais il ne le créa pas seulement pour lui- même. [...] Lorsqu<’il> écrivait, juste après 1300, la diffusion de l’écriture et de la lecture, ainsi que le besoin de distraction littéraire et de nourriture intellectuelle, devaient en être à peu près au même stade, dans plusieurs zones de l’Europe occidentale, que dans l’Italie romaine juste avant l’époque classique. Mais la situation était tout autre, plus confuse, plus hétérogène et plus riche en possibilités <je souligne>. [...] La montée progressive des langues vulgaires porta aussi à l’expression d’autres mouvements intellectuels, moins facilement assimilables ou plus inquiétants par leurs implications : des courants politiques qui apparaissaient le plus souvent sous la forme d’hérésies chrétiennes, ou qui commençaient à risquer une tendance à libérer et à rendre absolues des passions humaines affirmées dans leur subjectivité tragique, indépendante des souffrances du christ. Ce mouvement se produisit dans la culture courtoise [...] Il y avait certes beaucoup de tentatives de compromis, d’essais d’interprétation en un sens chrétien de la quête anhistorique d’aventure (queste) et de l’amour chevaleresque (Minne): mais c’est un subjectivisme jusqu’alors inconnu qui apparaissait ainsi, une liberté et une dignité nouvelle de la passion. [...] Dante dans la Divine Comédie intégra l’ici et le maintenant historique des destins et des passions humaines dans l’ordre divin ; il embrassait tout et était en même temps actuel [...] Personne n’a pu poursuivre ou réélaborer la totalité de la conception du monde et de l’histoire que proposait son œuvre, car elle s’effondra, sa partie historique encore plus rapidement que sa partie physique. Rien de semblable ne la remplaça, et aucun poète du monde terrestre n’a pu, à cause de cela, s’adresser au lecteur avec la même autorité, celle de l’initié par la grâce divine. » A mesure que l’horizontalité se substitue à la verticalité (phénomène qui s’accomplit dans le moment kantien, où chacun doit “penser par soi- même”), l’autorité du philosophe ou de l’écrivain est reléguée, si elle ne disparaît pas. ILe « fervent lecteur » auquel Walt Whitman s’adresse en 1871 dans ses « vues démocratiques » sait que « le peuple entier de notre terre peut lire et écrire ». Whitman en appelle cependant au « grand lettré du moderne », au « divin lettré » qui remplace le « prêtre », et finalement à « une classe [...] d’auteurs indigènes [...], sacerdotale [...] propre à affronter nos circonstances », car « le problème de l’humanité [...] veut être abordé et traité par la littérature. » Au XXe siècle, Adorno décrit la situation dans sa « Lettre Ouverte à Rolf Hochhuth». L’« idéologie du particulier » fait oublier que l’individu n’est pas « une catégorie de la nature », mais « un être historique, c’est-à-dire ne surgissant que grâce au travail [...] Mais si l’individu est quelque chose qui a surgi, il n’existe pas d’organisation de l’être pour veiller à ce qu’il ne disparaisse pas de la même manière. » « La grande littérature ne manque pas d’exemples pour prouver que la remise en question de l’homme isolé, se determinant lui-même, ne date pas d’aujourd’hui. » L’aujourd ’hui d’Adorno laissait discerner un « déclin de l’individualité », pourtant rien moins que simple en général: « l’individualité n’est pas simplement l’être biologique isolé, mais sa forme réfléchie par la raison, grâce à laquelle il se maintient comme un particulier. » Le paradoxe demeure, qui traverse philosophie et littérature : « les forces collectives liquident [...] l’individualité qu’il est impossible de sauver, mais seuls les individus sont capables, devant elles et en les connaissant, de représenter encore les revendications de la collectivité. » Le terme collectivité, à cause de la fragmentation des élans collectifs, a perdu son emploi dans l’aujourd’hui qui le réclame ou qui recherche le sens du commun. L’individualité à sauver, l’individuation qu’elle ne sacrifie pas apparaissent rapportées à la collectivité fragmentée de la littérature. Car le préalable de l’individualisme littéraire, qui produit des individus aux expressions reputes souveraines, est la collectivisation dispersée de la littérature même. Et « l’individu lui aussi a une part de responsabilité dans ce malheur. Ce qu’il subit aujourd’hui, il le perpétue par sa dureté et sa froideur. » Et « personne n’a le droit, par orgueil élitiste, de s’opposer à la masse dont il est lui aussi un moment. » Si « le concept d’individu n’est pas une antithèse suffisante » au malheur, c’est parce que les élans de masse, fragmentés, sont banalisés et dispersés. L’individu en attente convient au caractère populaire ou entraînant des besoins expressifs, qui sont divers. La différence des besoins fait la densité du multiple, qu’il soit libre ou esclave. Il est impossible de prévoir ou prédire la disparition de l’individu faute d’une liberté censée être le destin de tous: la liberté d’exister sans le besoin de s’exporter (de communiquer la teneur de sa propre expression) n’a pas de contour commun. (Le besoin de se particulariser en s’exprimant aux yeux de tous n’est pas une libertée attestée.) Car les êtres s’isolent et se dispersent à raison des élans d’écrire ou d’inscrire les causes de la dispersion, dans le rêve continué de la poésie universelle progressive des Romantiques allemands. Le poème général est aussi un rêve quand aucun genre littéraire ne l’épuise. Mais c’est encore le rêve de la philosophie platonicienne, déplacé à la littérature. Il se heurte au manqué d’autorité de chaque expression quis e croit souveraine et populaire (adaptée au people, à la collectivité). Mallarmé a décrit les linéaments de « l’inexpliqué besoin d’individualité », qui ne touche pas seulement « chaque poète allant, dans son coin, jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu’il lui plaît ». Il y a, dit-il à la fin du XIXe siècle, une « notion indubitable: que, dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif. de cette organisation sociale inachevée, qui explique en même temps l’inquiétude des esprits, naît l’inexpliqué besoin d’individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le reflet direct. » Dans une lettre à Milena, écrite de Merano en avril-mai 1920, Kafka raconte l’histoire suivante, qui exprime bien la situation de l’exprimant littéraire modern : « Savez-vous l’histoire du premier succès de Dostoïevski ? Elle résume bien des choses ; je ne la cite d’ailleurs que par commodité, à cause du grand nom de son héros, car on pourrait la trouver même ailleurs et même tout près. Au demeurant je ne me la rappelle pas si bien, surtout les noms. Dost. écrivait donc son premier roman, Les Pauvres Gens; il vivait avec un ami, Grigoriev, qui écrivait aussi. Ce Grigoriev vit bien les pages s’accumuler des mois durant sur le bureau, mais il n’eut le manuscrit que le roman fini. Il le lut, il en fut ravi, et le porta, sans rien en dire à D., au célèbre critique Nekrassov. Dans la nuit qui suit, à trois heures du matin, on sonne chez Dostoïevski. Ce sont Gr. et N.; ils entrent dans la pièce, ils étreignent D., l’embrassent, Nekrassov, qui le voyait pour la première fois, l’appelle l’espoir de la Russie, ils passent deux heures à parler avec lui, principalement du roman, et ils ne le quittent qu’à l’aube. D., qui a toujours appelé cette nuit la plus belle de son existence, se penche à sa fenêtre les quitte des yeux, ne peut se contenir et se met à pleurer. Le sentiment qui dominait alors, et qu’il uploads/Litterature/dante.pdf
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- Publié le Jul 29, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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