1 Enjeux et formes de l’amitié dans Les copains de Jules Romains et Tortilla Fl
1 Enjeux et formes de l’amitié dans Les copains de Jules Romains et Tortilla Flat de John Steinbeck Jérôme Bleitrach L’amour est probablement le thème le plus représenté dans la littérature depuis la Renaissance. S’il tient peu de place dans la littérature d’idées, le sentiment amoureux constitue la principale matière des romans, des poèmes et des pièces de théâtre. Il est même souvent représenté comme la raison de l’écriture. « L’amour me fait faire le poète » déclare Agrippa d’Aubigné1. Au XIXème et dans la première partie du XXème siècle, l’imaginaire bourgeois assoit sa domination et avec lui l’idée que le couple est une sorte d’entreprise qui conduit au succès individuel et collectif de la classe. Le couple produit stabilité, descendance, progrès. Il y a une intensification de la tension entre le sentiment amoureux et l’injonction au mariage et à la vie de famille. Libérée des censures religieuses, la littérature sur l’amour prend acte de ce regain de tension voire le nourrit comme le fustige Gustave Flaubert dans Madame Bovary. La question de l’articulation entre le mode de vie imposé du couple monogame et l’amour devient centrale dans la fiction. Le philosophe Pierre Zaoui note que le couple est aujourd’hui « l’horizon transcendantal, l’axe de structuration fondamental du désir humain »2. L’amitié quant à elle n’a pas de fonction sociale évidente. De plus, ses définitions sont des définitions par défaut. Le dictionnaire Robert la donne en premier sens comme « sentiment réciproque d'affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur la parenté ni sur l'attrait sexuel » et, en sens second, pour « marque d'affection, témoignage de bienveillance. Nous ferez-vous l'amitié de venir ? 3 ». Sans avoir à disposition de recension systématique, il nous semble cependant que le premier sens est représentatif de la place de l’amitié dans la littérature : elle vient après l’amour et après la famille. L’amitié n’a donc ni fonction sociale impérative, ni définition sûre4. A ce titre, il est édifiant que les manuels scolaires français citent invariablement Montaigne pour définir l’amitié alors même que sa définition s’en remet à une évidence ineffable : « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles s’effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : "Parce que c’était lui, parce que c’était moi". 5» La postérité de la définition de Montaigne tient peut-être au fait que l’auteur fait une déclaration d’amitié, ce qui contrairement à la déclaration d’amour, est rare. Cette rareté s’explique certainement par la nécessité sociale de distinguer l’amitié de l’amour pour neutraliser toute dimension sexuelle et particulièrement homosexuelle. Observons ainsi que l’amitié se montre plus qu’elle ne se dit. Parmi les romans qui revendiquent l’amitié masculine comme thème central, nous avons choisi Les copains écrit par le français Jules Romains et Tortilla Flat écrit par l’américain John Steinbeck. 1 Agrippa d’Aubigné, IV, 7, Hécatombe à Diane. Le Printemps. Editions DROZ, 2020 2 Pierre Zaoui, Théorie du couple, la Revue du crieur, Paris, éditions La découverte, 2020. 3 https://dictionnaire.lerobert.com 4 On pourra objecter que l’amour non plus n’a pas de définition sûre mais il peut s’associer à une fonction sociale évidente, celle de la reproduction. 5 Michel de Montaigne, Essais, De l’amitié, Livre I, chapitre 28, Paris, éditions Bordas, 1985. 2 Les copains a paru en 1913 ; Tortilla Flat en 1935. Les copains n’est traduit en anglais qu’en 1937 sous le titre The boys in the back room. Il est donc peu probable que Steinbeck ait lu Les copains lorsqu’il rédigeait Tortilla Flat. En tout cas, nous n’avons trouvé aucun point de contact entre ces deux auteurs. Néanmoins lire un roman avec l’autre, un roman dans l’autre, permet-il un examen particulier des enjeux et des formes de l’amitié présents dans chacun des livres ? Romains et Steinbeck font le choix d’annoncer leur thème dès les premières lignes. Pour Jules Romains, le titre Les copains est programmatique. Pour Steinbeck, le livre s’ouvre par une préface dont la première phrase est celle-ci : « Voici l’histoire de Danny, des amis de Danny et de la maison de Danny ». Par ces déclarations liminaires, les auteurs orientent le pacte de lecture sur l’amitié. On peut émettre l’hypothèse que les deux auteurs issus de sphères occidentales de la première moitié du XXème siècle souhaitent désamorcer toute ambiguïté sexuelle. Mais cet effet d’annonce en même temps qu’il dédouane est surtout une provocation. En effet, en plaçant l’amitié masculine au centre de leur projet romanesque les deux auteurs font front commun contre l’ordre établi. Les modalités de cette attaque diffèrent d’un livre à l’autre. Afin de les cerner, nous devons commencer par résumer les deux romans. Résumé Les copains Sept amis trentenaires sont réunis dans une auberge. Ils sont ivres. Bénin, le leader du groupe, prétend que les pichets de vin vendus pour contenir un litre en contiennent moins que cela. S’en suit une démonstration qui se veut technique à l’aide d’un verre de bec de gaz. La démonstration n’atteint pas son terme et du vin est répandu partout. Les copains mettent Bénin dehors. Celui-ci revient peu après dans l’auberge. Il est allé visiter le grenier et il y a vu une carte de France sur laquelle les sous-préfectures de deux départements le regardaient d’un œil provocateur. Il entraîne les copains dans le grenier pour qu’ils s’en rendent compte par eux-mêmes. « Tous, au fond d’eux-mêmes, furent d’avis qu’effectivement Issoire et Ambert avaient un drôle d’air6. » Ils se lancent alors dans un concours de poésie visant à discréditer ces deux villes. Les poèmes sont finalement considérés comme sans efficacité pour se venger. Quelques pérégrinations plus tard, Bénin et ses amis se retrouvent à Ambert. Des projets de vengeance ont été préalablement échangés ; trois ont été retenus. Les copains les mettent à exécution par sous-groupes. Le premier projet consiste à se faire passer pour une délégation ministérielle en visite impromptue de nuit à la caserne d’Ambert. Le groupe d’imposteurs réussit son pari. Sous prétexte d’une mission d’évaluation secrète, ils contraignent les soldats à un exercice absurde de simulation guerrière : des soldats sont chargés de jouer des conspirateurs armés et de prendre la mairie tandis que les autres soldats auront pour mission de libérer la ville. Les habitants se réveillent en pleine nuit au son des fusillades (faites avec des balles à blanc). Le second projet consiste à faire passer Bénin pour un théologien adoubé par le Vatican. Sous le nom de père Lathuile, il est invité au sermon dominical de l’église d’Ambert. Il se lance alors dans une homélie qui vise à restituer « l’union des deux sexes dans sa dignité et son efficacité7 ». Toute tiédeur dans la célébration du rite conjugal est un péché. Il finit par enjoindre les hommes et les femmes non mariés à pratiquer l’acte sexuel pour célébrer la création divine. Le père Lathuile supplie les jeunes « de ne point différer un examen sérieux de leur mission terrestre8 ». Ces exhortations échauffent l’assistance et la messe se termine en orgie à laquelle participent des copains présents. Le troisième et dernier projet consiste à faire croire à la mairie d’Issoire qu’un artiste veut gracieusement donner à la ville la statue de Vercingétorix attendue depuis longtemps et jusque-là réalisée à moitié faute de moyens financiers : seul le cheval a été sculpté. Toute la ville se réunit donc pour l’inauguration. Après la Marseillaise, les chœurs des enfants des écoles et les discours, le voile qui masquait la statue est ôté. Les habitants admirent le symbole de l’histoire nationale. « Vercingétorix était nu. […] Son sexe, bien étalé sur l’échine du cheval, frappait à la fois par sa grosseur et par son naturel. Les dames, et plus d’une jeune fille, n’en finissaient pas de l’admirer. 9» Le député Cramouillat commence alors un discours s’adressant à Vercingétorix. « Tu nous dis : « Enfants d’Auvergne ! […] Avec ma sueur, avec mon sang, j’ai cimenté les bases de la démocratie. J’ai… » La statue ouvre alors la bouche et crie « C’est pas vrai ! » Elle insulte 6 Jules Romains, Les copains, Paris, éditions Gallimard (Folio), 1922, p. 18. 7 Ibid, p. 126. 8 Ibid, p. 129. 9 Ibid, p. 138. 3 ensuite le député et sort de sa musette des pommes cuites qu’elle jette sur les notables. Tous les Issoiriens fuient. Les copains se retrouvent ensuite dans une maison forestière pour un festin. Bénin profère un discours dont on peut retenir la partie suivante : « Vous avez joui avec impudence de plusieurs choses réelles. Ce que les hommes ont de sérieux et de sacré, vous en avez fait des objets de plaisir, vous y avez taillé les pièces d’un uploads/Litterature/enjeux-et-formes-de-l-x27-amitie-steinbeck-romains.pdf
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- Publié le Oct 12, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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