Revue Hybrid, n° 1 — Labex Arts H2H, Presses Universitaires de Vincennes (Unive

Revue Hybrid, n° 1 — Labex Arts H2H, Presses Universitaires de Vincennes (Université Paris 8, Saint-Denis) 1 Revue Hybrid, n° 1 « Patrimoines éphémères » ENTRETIEN Pour une esthétique de l’éphémère Entretien avec Christine Buci-Glucksmann Christine Buci-Glucksmann Emanuele Quinz Christine Buci-Glucksmann est une philosophe française. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure, co-fondatrice du Collège international de philosophie où elle fut directrice de programmes. Elle est également professeur émérite d'esthétique à l’Université Paris 8 (« Esthétique et art plastique ») où elle dirigeait le séminaire de recherche « L’esthétique et l’antiesthétique dans les arts contemporains ». Elle est l’auteure d’une œuvre importante. Parmi ses publications, aux éditions Galilée (Paris) : La Raison baroque (1984), La Folie du voir ([1986] 2002), Tragique de l’ombre (1990), L’Enjeu du beau (1992), L’Œil cartographique de l’art (1996), L’Esthétique du temps au Japon (2001), Esthétique de l’éphémère (2003), Au-delà de la mélancolie (2005), Philosophie de l’ornement (2008), Les Voix de l’Orient (2014). Historien de l’art et commissaire d’exposition indépendant, Emanuele Quinz est maître de conférences à l’Université Paris 8 et enseignant-chercheur auprès de l’ENSAD-Lab (École nationale supérieure des Arts Décoratifs). Titulaire d’un doctorat en esthétique, ses recherches explorent les convergences entre les disciplines dans les pratiques artistiques contemporaines : des arts plastiques au design et à la mode, de la musique à la danse. Il a dirigé ou co-dirigé plusieurs ouvrages dont Du corps à l’avatar (Paris, Anomos, 2000), La scena digitale (avec Armando Menicacci, Venise, Marsilio, 2001), Digital Performance (Paris, Anomos, 2002), Interfaces (Orléans, Hyx, 2003) et MilleSuoni, Deleuze, Guattari e la musica elettronica (avec Roberto Paci Dalò, Naples, Cronopio, 2006), Strange Design (avec Jehanne Dautrey, It, 2014). Résumé : dans cet entretien, Christine Buci-Glucksmann revient sur la genèse de son ouvrage Esthétique de l’éphémère, publié en 2003 (Paris, Galilée). Au travers de rencontres, de fréquentations littéraires, de voyages à la fois dépaysants et évocateurs, l'auteure constate l'émergence d'une temporalité étendue et stratifiée, qui marque dans l'art le passage d'une culture des objets à une culture des flux. Cette nouvelle culture, liée étroitement à la diffusion des technologies de l'information, implique aussi de nouveaux modes de production et de circulation des œuvres d'art, et pose la question de leur « survie » patrimoniale. Mots-clés : éphémère, esthétique, image, patrimoine culturel. Revue Hybrid, n° 1 — Labex Arts H2H, Presses Universitaires de Vincennes (Université Paris 8, Saint-Denis) 2 Texte intégral (format PDF) Emanuele Quinz. L’Esthétique de l’éphémère a été publié en 20031. Quelle est la genèse de cet ouvrage ? Comment définis-tu l’esthétique de l’éphémère ? Christine Buci-Glucksmann. Il y a d’abord eu une expérience qui m’a transformée : mon séjour au Japon à la villa Kujoyama de Kyoto, puis comme Professeur invité à l’Université Todai à Tokyo. Je me suis aperçue que le Japon vivait déjà dans une culture de flux. Cette culture impliquait une démarche temporelle différente de celle de l’Occident, c’est-à- dire une démarche qui valorise positivement l’impermanence, donc l’éphémère. De là mon intérêt pour toute cette architecture de l’éphémère dans la fluidité de la ville (je pense à Toyo Ito) et peu à peu, à contre courant d’un certain passéisme, il m’a semblé qu’il fallait voir l’éphémère comme un mode nouveau de se projeter dans le présent et dans le futur. Car l’éphémère n’est pas une coupure du temps, l’instant selon Aristote, ni le simple « présentéisme » d’un temps sans futur. C’est plutôt le passage du temps, sa modulation et sa vibration sensible. C’est pourquoi l’éphémère capte le présent comme un moment opportun – le « kairos » des Grecs ou l’« occasion » des baroques – où l’on a « l’esprit de la vague », comme on dit au Japon. Tout à la fois musical, plastique et architectural, l’éphémère est donc multiple, car il définit la constitution de l’humain en tant que tel. Mais, avant d’être un fait artistique, c’est un mode de vie, qui affecte les rapports humains désormais aux prises avec la culture des flux et des réseaux, et toute cette instabilité et inégalité mondialisée. C’est à partir de là que j’ai écrit ce livre, pour essayer de comprendre le nouveau régime des images. Emanuele Quinz. Si dans la culture japonaise, l’éphémère a une place centrale et profondément inscrite dans la tradition, qu’en est-il de notre tradition ? Dans tes livres, tu traces des lignes qui redessinent l’histoire, non seulement de l’art ou des arts – toute une archéologie, une généalogie conceptuelle. Des lignes qui, à l’apparence, sont souterraines et que, en te suivant, on redécouvre, et dont on s’aperçoit que, finalement, elles sont fondamentales et, malgré tout, saillantes. Quelle serait l’histoire de l’éphémère dans la culture occidentale ? Christine Buci-Glucksmann. En qui me concerne, l’esthétique de l’éphémère réalise le recoupement de plusieurs lignes de travail. Je me suis intéressée au temps dans l’art, du baroque aux vanités historiques et contemporaines. Dans ses symboles – bulle, verre, eau ou fleurs – les vanités du XVIIe siècle restituent un véritable miroir du temps qui passe, un 1 Christine Buci-­‐Glucksmann, Esthétique de l’éphémère, Paris, Galilée, 2003. Cf. aussi Ead., Une femme philosophe. Dialogue avec F. Soulages, Les Rencontres de la MEP, Paris Klincksieck, 2008. Revue Hybrid, n° 1 — Labex Arts H2H, Presses Universitaires de Vincennes (Université Paris 8, Saint-Denis) 3 temps de métamorphose et de mort, avec son aura et ses références encore religieuses (« Vanité des vanités, tout est vanité… »). Ce qui est frappant dans le baroque comme dans les vanités, c’est que toute l’histoire de l’éphémère en Occident semble dominée par la mélancolie, et c’est cet éphémère mélancolique que l’on retrouvera dans Hamlet, le spleen baudelairien ou chez Fernando Pessoa et Walter Benjamin. Deux théories m’ont particulièrement marquée. D’une part, la philosophie japonaise, avec sa notion d’éphémère, le mujô, qui implique une appréhension de l’intervalle et d’un vide positif. Donc un éphémère cosmique. Un exemple : on reconstruit les temples tous les vingt ans à l’identique… Plus largement, il y a au Japon une vraie culture de l’éphémère, ce que j’ai appelé le maniérisme fluide. Elle met ensemble la norme, la forme et la manière dans tous les domaines, de la nourriture à la mode. Un tel maniérisme recoupait toutes mes recherches antérieures sur Baudelaire et Walter Benjamin. Tout particulièrement ce que Benjamin appelait « l’a-présent2 » : une constellation de temps, où l’on retrouve un passé oublié, parce que l’on saisit le maintenant stratifié du présent. Ce qui montre que le temps est toujours tissé et même, pour le dire comme Proust, il est un tissu. C’est ce tissage du temps dans sa modulation que je découvre dans le nouveau régime de l’image éphémère. Emanuele Quinz. L’esthétique de l’éphémère est étroitement liée à ce régime de l’image – que tu définis comme l’image-flux. Ce régime fait en quelque sorte suite aux régimes des images identifiées par Deleuze dans L’Image-mouvement et dans L’Image-temps3. Ta démarche, tout en prolongeant celle de Deleuze, dépasse les frontières du territoire cinématographique, pour montrer comment ce nouveau régime de l’image se généralise dans les pratiques artistiques, mais aussi dans l’horizon de la culture, et s’infiltre jusque dans le quotidien. Quelles sont les spécificités de ce nouveau régime de l’image ? Christine Buci-Glucksmann. Gilles Deleuze voyait dans l’image non pas un être, une essence, mais un processus. Ainsi l’image-temps est biface, parce que tout le présent enregistre le passé dans un continuum bergsonien. Deleuze s’intéressait au virtuel, mais le virtuel qui présuppose un continuum de mémoire, plus que le virtuel technologique. Avec le concept d’image-flux, j’ai voulu théoriser un troisième moment historique, un nouveau « régime des images », pour reprendre ses termes, transversal aux pratiques artistiques et au vécu. Une 2 Cf. Walter Benjamin, « Thèses sur l’histoire » [1940], Écrits français. Paris, Gallimard, 1991. Cf. aussi Christine Buci-­‐Glucksmann, La Raison baroque. De Baudelaire à Benjamin. Paris, Galilée 1984 et Ead., L’Esthétique du temps au Japon. Du zen au virtuel. Paris, Galilée, 2000. 3 Gilles Deleuze, L’Image-­‐mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, 1983 et Id., L’Image-­‐temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, 1985. Revue Hybrid, n° 1 — Labex Arts H2H, Presses Universitaires de Vincennes (Université Paris 8, Saint-Denis) 4 image qui peut être sans modèle, qui permet de créer du réel et pas seulement une simulation ou un leurre. C’est pourquoi toute une génération, surtout les jeunes, est fascinée par ces images-flux, à travers les jeux vidéos et les réseaux sociaux. C’est un moment ultra-rapide lié à l’accélération des modes de vie. L’image-flux implique des images d’images, une communication immédiate (cf. les images des témoins de guerres), une création d’images sans référent externe et, en même temps, de l’interculturel lié à la mondialisation de l’image. Elle est fluide et éphémère parce que le processus l’emporte définitivement sur l’être. Par conséquent, il n’y a plus d’ontologie de l’image, et toute la métaphysique, qui s’est construite sur la catégorie de la mimesis, n’est plus pertinente pour interroger le régime des images-flux. Au contraire, il faut produire de nouveaux concepts, au-delà de la mimesis, au-delà de la perspective et même au-delà de toute la rupture avant-gardiste uploads/Litterature/entretien-avec-buci-glucksmann-sur-son-livre-l-x27-esthetique-de-l-x27-ephemere.pdf

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