Avoir ou Etre ? Un choix dont dépend l’avenir de l’homme (1) (Erich Fromm) Impo

Avoir ou Etre ? Un choix dont dépend l’avenir de l’homme (1) (Erich Fromm) Importance de la différence entre avoir et être Le choix entre avoir et être, en tant que notions contraires, ne frappe pas le sens commun. Avoir, semblerait-il, est une fonction normale de notre vie: pour pouvoir vivre, il faut avoir certaines choses. En outre, nous devons avoir certaines choses afin d'en tirer plaisir. Dans une culture dont le but suprême est d'avoir - et d'avoir de plus en plus - et où on peut dire d'un individu qu' « il vaut un million de dollars », comment peut-il y avoir une alternative entre avoir et être? Au contraire, il semblerait qu'avoir est l'essence même d'être; et que celui qui n'a rien n'est rien. Pourtant, les grands maîtres de la Vie ont fait de l'alternative « avoir ou être » le thème central de leurs systèmes respectifs. Bouddha enseigne que, pour pouvoir parvenir au plus haut niveau de développement humain, nous ne devons pas être avides de posséder. Jésus nous dit: « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la sauvera. Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s'il se détruisait et se perdait lui-même? ». Maître Eckhart enseignait que ne rien avoir, se rendre ouvert et « vide », est le seul moyen d'atteindre la richesse et la force spirituelles. Marx enseignait que le luxe est tout autant un vice que la pauvreté et que nous devrions avoir pour but d'être plus et non d'avoir plus. (Je me réfère ici au vrai Marx, l'humaniste radical, et non à la contrefaçon proposée aux foules par le communisme soviétique.) Pendant des années, j ai été profondément impressionné par cette distinction et je cherchais sa base empirique dans l'étude concrète des individus et des groupes par la méthode psychanalytique. Ce que j'ai découvert m'a amené à conclure que cette distinction, tout comme celle qui existe entre l'amour de la vie et l'amour de ce qui est mort, représente le problème le plus fondamental de l'existence; que les données anthropologiques et psychanalytiques empiriques tendent à démontrer que avoir et être sont deux modes fondamentaux d'expérience dont les forces respectives déterminent les différences de caractères chez les individus et les différents types de caractères sociaux. Exemples tirés de différentes expressions poétiques Comme introduction à la compréhension de la différence entre le mode avoir et le mode être d'existence, je propose en exemple deux poèmes composés sur un thème similaire que cite dans ses Conférences sur le zen bouddhiste le regretté D. T. Suzuki. L'un est un haïku écrit par un poète japonais, Basho (1644-1694); l'autre est d'un poète anglais du XIXe siècle, Tennyson. Chacun des deux poètes raconte, une expérience comparable: sa réaction devant une fleur aperçue au cours d'une promenade. Voici le poème de Tennyson: Ô fleur, trouvée dans un mur lézardé, je t'ai cueillie, arrachée à ta fissure, et, là, je t'ai tenue dans ma main, tout entière, avec tes racines, petite fleur - mais si je pouvais comprendre ce que tu es, dans ta totalité, y compris tes racines, je pourrais savoir ce qu’est Dieu, et ce qu'est l'homme. La traduction du haïku de Basho donne à peu près ceci: En regardant attentivement Je vois le nazuna qui fleurit Près de la haie! La différence est frappante. Tennyson réagit devant la fleur en désirant l'avoir. Il la cueille « tout entière, y compris ses racines ». Et tandis qu'il se livre pour finir à une spéculation intellectuelle sur la fonction possible de la fleur qui pourrait lui permettre de pénétrer la nature de Dieu et de l'homme, la fleur est tuée par l'intérêt même qu'il lui porte. Tennyson, tel que nous l'apercevons dans son poème, peut être comparé aux savants occidentaux qui cherchent la vérité en disséquant la vie. La réaction de Basho en présence de la fleur est toute différente. Il n'a pas envie de la cueillir, ni même de la toucher. Il se contente de « regarder attentivement », pour la «voir ». Voici le commentaire de Suzuki: Il est vraisemblable que Basho se promenait sur un chemin de campagne quand il remarqua quelque chose qui aurait pu passer inaperçu, à l'écart de la haie. Il s'approche, regarde bien et découvre qu'il ne s'agit de rien d'autre qu'une plante sauvage, plutôt insignifiante, généralement négligée par les passants. Le poème raconte un fait banal, sans exprimer aucun sentiment spécifiquement poétique sauf, peut-être, dans les deux dernières syllabes qui, en japonais, se lisent kana. Cette particule, souvent reliée à un nom, un adjectif ou un adverbe, exprime un certain sentiment d'admiration, d'approbation, de peine ou de joie, et pourrait parfois être rendue assez justement, dans certaines langues occidentales, par un point d'exclamation. Dans le présent haïku, le dernier vers se termine par ce signe. Tennyson, semble-t-il, désire posséder la fleur pour pouvoir comprendre l'homme et la nature et, en la faisant sienne, en l'ayant, il la détruit. Basho, lui, veut la voir, et pas seulement pour lui jeter un coup d’œil, mais pour ne faire qu' «un» avec elle, tout en la laissant en vie. La différence entre Tennyson et Basho est parfaitement exprimée par ce poème de Goethe Découverte Je me promenais dans les bois, seul, sans rien poursuivre par la pensée. Soudain, je vis dans l'ombre une petite fleur qui se tenait bien droite, brillante comme les étoiles, pareille à de beaux yeux. J'eus envie de la cueillir mais elle me dit doucement: Est-ce pour me flétrir que tu veux me briser? Je la sortis de terre avec toutes ses racines, et l'emportai au jardin de la jolie maison. Et je la replantai dans un coin tranquille; maintenant, elle ne cesse de s'étendre et de refleurir. Goethe, en se promenant sans but précis, est attiré par la petite fleur aux couleurs éclatantes. On voit, par son récit, qu'il a la même impulsion que Tennyson : cueillir la fleur. Mais, contrairement à Tennyson, il se rend compte que, ce faisant, il tuera la fleur. Pour Goethe, la fleur est si vivante qu'elle lui parle, pour le mettre en garde; et il résout le problème en s'y prenant autrement que Tennyson et Basho il prend la fleur « avec toutes ses racines » et la replante pour que sa vie ne soit pas détruite. Goethe, pour ainsi dire, se situe à mi-chemin entre Tennyson et Basho pour lui, au moment crucial, la force de vie est plus forte que la force de la simple curiosité intellectuelle. Inutile de dire que, dans ce beau poème, Goethe exprime le cœur de son concept de la quête de la nature. La relation de Tennyson à la fleur s'établit sur le mode avoir, ou sur la possession - non pas la possession matérielle, mais la possession de la connaissance. La relation de Basho et de Goethe à la fleur est établie sur le mode être. Par « être », j'entends le mode d'existence où on n'a rien, ou on ne désire pas ardemment avoir quelque chose, mais où on est joyeux, où on emploie ses facultés de façon productive, où on fait « un » avec le monde. Goethe, le grand amoureux de la vie, l'un des plus insignes adversaires du démembrement humain et de la mécanisation, a exprimé l'opposition être/avoir dans de nombreux poèmes. Son Faust est la description dramatique du conflit entre être et avoir (avoir étant personnifié par Méphisto), alors que dans le court poème qui suit il exprime avec une extrême simplicité la qualité d'être Propriété Je sais que rien ne m'appartient sauf la pensée qui jaillira, libre, de mon esprit; et tous les moments favorables dont un Destin bienveillant me permettra de jouir du plus profond de moi-même. La différence entre être et avoir n'est pas essentiellement celle qui existe entre l'Orient et l'Occident. Il s'agit plutôt de la différence entre une société centrée sur les personnes et une autre centrée sur les choses. L'orientation « avoir » est caractéristique de la société industrielle occidentale où le désir passionné de l'argent, de la célébrité et de la puissance est devenu le thème dominant de la vie. Les sociétés moins aliénées - telles que la société médiévale, les Indiens Zuni, les sociétés tribales d'Afrique qui ne sont pas encore gagnées aux idées du progrès moderne - ont leurs propres Basho. Sans doute, après quelques autres générations d'industrialisation, les Japonais auront-ils leurs Tennyson. Cela ne veut pas dire que l'Homme occidental soit parfaitement incapable de comprendre les systèmes orientaux, tels que le bouddhisme zen (comme le croyait Jung); cela signifie que l'Homme moderne ne peut pas comprendre l'esprit d'une société qui n'est pas centrée sur la propriété et la cupidité. En fait, les écrits de Maître Eckhart (aussi difficiles à comprendre que Basho ou le Zen) et les écrits de Bouddha ne sont que deux dialectes d'un seul et même langage. Changements idiomatiques Un net changement dans le contenu d'avoir et être apparaît avec l'usage uploads/Litterature/fromm.pdf

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