15/3/2014 Gustave Flaubert - revue - revue n° 13 - article de Gisèle Séginger h

15/3/2014 Gustave Flaubert - revue - revue n° 13 - article de Gisèle Séginger http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=154 1/8 > Accueil / revue / revue n° 13 REVUE Contact | À propos du site La réécriture de Cuvier : la création du monde entre savoir et féerie Gisèle Séginger Université Paris­Est LISAA (EA 4120) Fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris Voir [Résumé] Flaubert évite généralement dans son roman les anachronismes : il ne fait lire à ses personnages ni Darwin, ni Haeckel, ni Spencer, ni Renan, ni Paul Janet. Toutefois ces lectures et certains débats propres aux années 1860­1880 – sur l’évolutionnisme, la création du monde, l’origine de la vie, le positivisme – se trouvent impliqués dans le roman. Deux temporalités se rencontrent : le temps de l’histoire racontée (les années 1840­1850) et le temps de l’écriture et des lectures : les années 1870. De ce point de vue, la mise en scène des thèses de Cuvier par l’imagination des personnages est un cas intéressant. Bouvard et Pécuchet lisent son Discours sur les révolutions de la surface du globe (1821[1]) au chapitre III avant la Révolution de 1848 (dont il sera question au chapitre V). Dans la première moitié du siècle, la théorie de Cuvier sur les époques de la nature, les espèces disparues, les cataclysmes, avait permis de sauver une conception fixiste des espèces ainsi que l’idée religieuse de création. Fort d’un pouvoir institutionnel, Cuvier s’était imposé contre Lamarck, puis contre Geoffroy Saint­Hilaire en 1830 à la suite d’une série de discussions à l’Académie des sciences. Sa méthode empirique semblait garantir la scientificité de sa théorie grâce à une série d’observations géologiques et à la collecte de fossiles alors que ses adversaires avançaient des principes a priori. Mais dans la seconde moitié du siècle, Cuvier est à l’inverse efficacement contesté grâce à la traduction entre 1843 et 1848 des Principes de géologie de Charles Lyell qui défend l’idée d’une formation lente de la Terre[2], puis surtout grâce à la diffusion des thèses évolutionnistes (Darwin, Haeckel, Spencer). À l’époque où Flaubert écrit Bouvard et Pécuchet l’évolution tend à devenir un paradigme dominant qui concurrence victorieusement les thèses de Cuvier. Contre les excès dogmatiques du spiritualisme mais aussi du positivisme français qui « tourne au matérialisme bête », Flaubert se positionne en faveur de l’évolutionnisme dont il apprécie la perspective définalisée : « La théorie de “l’évolution” nous a rendu un fier service ! »[3]. Dans l’épisode géologique de Bouvard et Pécuchet (au chapitre III du roman) cœxistent deux strates épistémologiques différentes. La première est celle des années 1830­1850 qui ont vu le triomphe de l’anti­évolutionnisme de Cuvier ; la seconde est celle d’un retour, d’une diffusion et d’une systématisation des idées évolutionnistes[4]. Le texte laisse entrevoir une belligérance des modèles et des paradigmes qui tient au porte­à­faux épistémologique. Malgré la période choisie (les années 1840), l’épisode de la lecture de Cuvier laisse affleurer des éléments qui appartiennent au contexte contemporain du temps de l’écriture. Deux époques se télescopent : celle de l’histoire racontée et celle de l’écrivain qui retraite des savoirs plus anciens à partir de problématiques et de représentations contemporaines. Le Cuvier du roman flaubertien ne se trouve donc dans aucune bibliothèque réelle. Comment Flaubert réinvente­t­il Cuvier ? avec quels textes et quelles interrogations ? quels sont les enjeux et les effets de cette réinvention ? Telles sont les questions que j’aborderai dans cet article. Retour Sommaire Revue n° 13 Revue Flaubert, n° 13, 2013 | « Les dossiers documentaires de Bouvard et Pécuchet » : l’édition numérique du creuset flaubertien. Actes du colloque de Lyon, 7-9 mars 2012 Numéro dirigé par Stéphanie Dord-Crouslé Œuvres Dossiers manuscrits Correspondance Ressources par œuvre Biographie Iconographie Bibliothèque Études critiques Bibliographie Thèses Comptes rendus Études pédagogiques Dérivés À l'étranger Revue Bulletin Questions / réponses Agenda Ventes Vient de paraître Sur la toile RECHERCHE 15/3/2014 Gustave Flaubert - revue - revue n° 13 - article de Gisèle Séginger http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=154 2/8 En 1857, méditant sur l’univers et la place de l’homme, Flaubert écrivait ceci dans une lettre à la dévote Mlle Leroyer de Chantepie : Quand je regarde une des petites étoiles de la voie lactée, je me dis que la terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. – Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, que suis­je donc, que sommes­nous ? Ce sentiment de mon infimité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant. Car il se pourrait bien qu’il n’y eût rien du tout, derrière le rideau noir. L’infini, d’ailleurs, submerge toutes nos conceptions. Et du moment qu’il est, pourquoi y aurait­il un but à une chose aussi relative que nous ?[5] Tandis que les spiritualistes comme Cousin défendent les causes finales[6], Flaubert, lecteur de Spinoza et de Lucrèce, se représente très tôt un monde sans origine et sans finalité. Or la question des causes finales est réactivée dans les débats des années 1860­1870 sur l’évolutionnisme, sur Darwin et sur Spencer. Préparant Bouvard et Pécuchet, Flaubert lit l’ouvrage de Paul Janet (un spiritualiste de la nouvelle génération) intitulé Les Causes finales (1876). Il prend des notes conservées dans le dossier de Bouvard et Pécuchet. Paul Janet reproche aux positivistes d’avoir substitué au principe des causes finales les « conditions d’existence »[7]. Flaubert note soigneusement cette idée[8], ainsi qu’une question : « La Finalité est­elle une loi de l’esprit, ou une tendance de la nature ? »[9]. Pour Paul Janet, cela ne fait aucun doute, la finalité est une tendance de la nature qui a pour but de réaliser en elle l’absolu : le terme de la nature, c’est Dieu. C’est ce qu’il explique dans son dernier chapitre intitulé « La fin suprême de la nature ». Selon sa pratique habituelle, Flaubert fragmente l’ouvrage sans en reconstituer la cohérence argumentative : il prélève surtout des exemples saugrenus de cette foi dans les causes finales, ou les objections de ses adversaires dont Janet rend compte. Par ailleurs, une réflexion sur la finalité apparaît dans de nombreux folios du dossier de Bouvard et Pécuchet sur lesquels on trouve des rubriques comme « causes finales » ou « cause ». Bien que Bouvard et Pécuchet ne lisent pas l’ouvrage de Paul Janet, ils abordent la géologie après une interrogation sur les causes finales auxquelles ils sont incapables de renoncer. Ils déplacent dans la recherche scientifique une question métaphysique, inappropriée, qui relève non d’une connaissance positive mais d’une philosophie spiritualiste. Contemplant les astres, Pécuchet s’interroge : – « Quel est le but de tout cela ? » – « Peut­être qu’il n’y a pas de but ? » – « Cependant ! » Et Pécuchet répéta deux ou trois fois « cependant » sans trouver rien de plus à dire. – « N’importe ! Je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait ! » (130[10]) C’est ce désir de remonter à l’origine qui oriente leurs recherches géologiques. Ils lisent dans cette perspective Les Époques de la nature[11] (1749) de Buffon qui avait été obligé de se rétracter par la faculté de théologie de la Sorbonne car certaines de ses propositions comportaient déjà des éléments évolutionnistes : Les Époques de la nature leur apprirent qu’une comète, en heurtant le Soleil, en avait détaché une portion, qui devint la Terre. D’abord les pôles s’étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe. Elles s’étaient retirées dans les cavernes ; puis les continents se divisèrent, les animaux et l’homme parurent. La majesté de la création leur causa un ébahissement, infini comme elle. Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands objets. (130) Des longues études appuyées chez Buffon sur des preuves géologiques comme les fossiles, des argumentations de l’auteur, les deux personnages extraient un récit fabuleux, un mythe des origines à la fois poétique et fantastique. La théorie produit une géogonie dont les phases se succèdent de manière mystérieuse et merveilleuse, sans cause explicite, sans Dieu. Flaubert accentue ce qui, dans la théorie de Buffon, avait suscité la réaction des théologiens : la puissance interne du monde en métamorphose. La « majesté de la création » vient de l’absence de causalité surnaturelle. Buffon ne saurait donc être le but ultime de la recherche de Bouvard et Pécuchet. Comme Spinoza plus loin, Buffon leur fait plutôt toucher à l’infini, à une majesté qui les fait rêver et qui défie en même temps leur volonté de savoir. La théorie de Buffon les laisse dans un « ébahissement, infini » comme celui que produirait la nature. Tout différent sera l’effet de la théorie de Cuvier, bien qu’elle subisse elle aussi un retraitement poétique. Tandis que Buffon impressionne les personnages et semble leur échapper, Cuvier fait naître des images dont certaines se figent comme des vignettes : Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était uploads/Litterature/gustave-flaubert-revue-13-article-gisele-seginger.pdf

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