OCTAVE MIRBEAU ET LES FRANCS-MAÇONS La franc-maçonnerie n’est-elle pas toujours

OCTAVE MIRBEAU ET LES FRANCS-MAÇONS La franc-maçonnerie n’est-elle pas toujours de saison ? Elle l’était assurément à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, qui furent le théâtre d’un essor sans précédent. Cette maçonnerie-là va dès lors représenter l’un des remparts, principaux et organisés, un recours pour ainsi dire, contre ce cléricalisme qui triomphe depuis la Restauration et s’appuis sur un impérialisme culturel (le divorce a été supprimé dès le mois de mai 1816 et ne sera rétabli qu’avec la loi Naquet du 27 juillet 1884). Un cléricalisme qui a fait main basse sur l’école avec une cléricature congréganiste et un clergé séculier qui partout relève la tête. La politique ultra réactionnaire de Charles X à partir de 1824 fera le reste. Chacun sait, sans doute, que la maçonnerie moderne remonte au début du XVIIIe siècle [Les constitutions du pasteur Anderson ne datent que de l’année 1717, mais elles ne font que codifier une pratique qui existait déjà dès le milieu du XVIIe siècle]. Elle nous vient d’Angleterre et s’est répandue en France dès la fin du XVIIe siècle, sous l’influence des Stuart. Cette nouveauté venue d’outre Manche séduira très rapidement la société distinguée du siècle et l’on sait, par exemple, que Montesquieu sera reçu franc-maçon à Londres en 1730. Mozart, lui, attendra l’année 1784 pour devenir apprenti1. Il est de notoriété publique que certains des philosophes des Lumières, et les Français notamment, pratiquèrent l’Art royal, ces derniers au sein de la célèbre Loge des Neuf Sœurs : Condorcet (peut-être ?), Helvétius, Voltaire (sur le tard et à peine trois mois avant sa mort, survenue le 30 mai 1778), mais aussi le Divin Marquis, et combien d’autres… « Attitude critique et sceptique à l’égard de la religion, voilà qui tient à l’essence même de la philosophie des Lumières », pour reprendre l’excellente formule d’Ernst Cassirer, qui la dédiait plus précisément aux Français2. Cette proximité des philosophes des Lumières et de la franc-maçonnerie déplut fort à la Sainte Église et au pape, qui s’en alarma. Irrité par cette « nouveauté » pas catholique du tout, cette diablerie de la perfide Albion, importée en France et dans le reste de l’Europe, l’évêque de Rome engagea très tôt le fer contre la maçonnerie : dès 1738, et au terme de sa célèbre bulle In eminenti, Clément XII interdira la franc-maçonnerie en excommuniant les francs-maçons, interdiction réitérée jusqu’à aujourd’hui par tous ses successeurs3. Cet antimaçonnisme primaire4 fut partagé par les régimes tsariste, puis bolchevik, en Russie, par les nazis en Allemagne, par le régime de Vichy, pendant toute la guerre et l’Occupation, en France, par Franco et Salazar en Espagne et au Portugal, ces deux pays (avec la Pologne) où la maçonnerie était arrivée dans les bagages, pour ainsi dire, de l’Armée de Napoléon… Quelques dates peuvent être retenues : - 13 septembre 1877, date importante qui voit le Grand Orient De France abandonner l’invocation, la référence au GADLU (Grand Architecte de l’Univers), chaque maçon étant désormais libre de croire en un Dieu révélé, ou de ne pas y croire. Cette décision fondamentale provoquera une scission, pour donner naissance, à partir de 1913, à une obédience concurrente, la Grande Loge Nationale Française, qui postule encore aujourd’hui l’existence de Dieu et impose à chacun de ses impétrants une reconnaissance écrite de sa croyance en Dieu. 1 L’on attribue parfois l’origine de la maçonnerie anglaise à Olivier Cromwell (1599-1658), encore que des « ateliers » existassent déjà au début du XVIIe siècle en Écosse. Ce qui est en revanche avéré, c’est que la période républicaine (Commonwealth 1649-1661), avec Cromwell, fut passablement troublée et il est hautement probable que certains personnages de qualité aient voulu se rencontrer « à couvert » sans risquer de se retrouver le soir à la Tour de Londres et le lendemain la tête sur le billot sous l’accusation de complot. 2 Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, Fayard, pp. 154 sq. 3 Curieusement le rugby, de même origine, connut à ses débuts de semblables tracas et déboires vaticanesques. 4 Pendant très longtemps francs-maçons et juifs partagèrent les mêmes persécutions de ces régimes qui agitèrent le thème du complot judéo-maçonnique, - 7 juillet 1904 : Loi Combes sur les Congrégations interdites d’enseignement (Émile Combes était lui-même franc-maçon et Mirbeau lui vouait une réelle admiration). - 9 décembre 1905 : Loi de séparation des Églises et de l’État. Ces trois dates donnent à elles seules une idée de l’influence que la maçonnerie, et le GODF en particulier, pouvaient exercer à l’époque sur la politique en France. Il était connu qu’un bon radical-socialiste ne sortait jamais le soir sans ses « décors », c'est-à-dire son tablier et ses gants blancs. Mais un simple retour en arrière de quelques années nous rappellera la Commune de Paris en mars 1871, où l’on a vu les maçons versaillais de Monsieur Thiers tirer sur leurs frères communards… et vice-versa5. C’est surtout avec l’affaire Dreyfus, qui commence fin 1894, que la franc-maçonnerie française va être mise à l’épreuve. L’antisémitisme et l’antidreyfusisme étaient partout, et jusque dans certaines loges maçonniques où ils sévissaient aussi, à telle enseigne que le Grand Orient, lors de l’inauguration de son Convent6 de 1898, crut devoir faire la proclamation suivante : Fidèles aux traditions qui sont l’orgueil de la franc-maçonnerie ; fidèles aux principes de la Révolution qui a proclamé l’égalité des hommes devant la Loi, quelle que soit leur race, quelles que soient leur philosophie et leurs croyances, et promis à tous les garanties d’une égale justice ; passionnés par la grandeur de la patrie française, en ce que ces principes se sont incarnés, et pour le bon renom de son armée nationale qui doit être la gardienne de la justice et la sauvegarde du droit humain ; ils proclament, comme leurs prédécesseurs, que toute violation du droit est une diminution de la patrie. Ils dénoncent comme criminelle et honteuse pour le pays de la Déclaration des Droits de l’Homme la campagne trop longtemps tolérée qu’un parti de malfaiteurs ne craint pas de poursuivre, sous prétexte de race ou de confession, contre une catégorie de citoyens.7[7] Un marronnier de plus ? S’il est bien un sujet de réflexion passionnant, pour qui veut avancer un peu plus loin dans l’œuvre du Grand Imprécateur, c’est d’observer ce singulier tropisme qu’il manifesta vers la franc-maçonnerie et les maçons, sujet que j’ai tenté d’explorer depuis quelque temps déjà, dans la mesure où il semble bien qu’il n’ait pas encore été traité8. Alors, un marronnier de plus, et jusque chez Mirbeau ? Peut-être… Néanmoins, je prends le risque. Je n’imagine d’ailleurs pas que Mirbeau ait été si peu que ce soit initié à la pratique de l’Art Royal et qu’il figurât – mais, après tout, pourquoi pas ? – dans les listes de telle ou telle loge. Las ! il n’est à ce jour aucune des trois obédiences de l’époque, à savoir le G.O.D.F. (Grand Orient de France), la plus importante, la G.L. (Grande Loge de France) et D.H. (Droit Humain) qui le revendique pour avoir été l’un de ses membres. Cela étant, et même s’il « est toujours hasardeux d’associer un homme à une institution9 », le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il flirta allégrement avec la Veuve (si elle veut bien me permettre 5 Et dans cet ordre d’idées peut-être n’est-il pas inutile de rappeler l’épisode de la Guerre du Mexique, où l’on verra un maçon, Benito Juarez envoyer au poteau d’exécution, le 19 juin 1867, un autre maçon, Maximilien d’Autriche, qui pensait bien échapper au châtiment, du fait de sa qualité maçonnique. Mais en vain. 6 Convent : assemblée générale annuelle d’une obédience, qui fonctionne habituellement sur le mode associatif de la loi de 1901, si ce n’est que seuls les maçons ayant atteint le grade de maître (à la différence des apprentis et des compagnons) peuvent y participer. 7 Voir l’article de Lucien Sabah, « La Franc-maçonnerie et l’antisémitisme », dans la Revue des études juives, 1996. 8 Excepté, bien entendu, pour Louis-Amable Mirbeau senior, avec le très intéressant article de Max Coiffait. 9 Cf. Jean-Pierre Lassalle in « André Breton et la franc-maçonnerie », Histoires littéraires, n° 1, 2000, pp. 84-90. cette expression un peu leste) et que certains de ses fils lui furent tout à fait familiers, voire très proches. Les références de Mirbeau à la franc-maçonnerie Elles sont suffisamment voyantes et diverses pour être remarquées et certains éléments de caractère historique peuvent expliquer ces références, parfois imprévues, souvent cocasses. Certaines sont tout à fait explicites (a). D’autres, au contraire, ne seront qu’implicites ou codées, mais déchiffrables cependant, grâce, notamment, à la compétence et à l’érudition de l’annotateur (b). a) Les références explicites C’est principalement dans le cadre de l’affaire Dreyfus que nous observons un contact direct, non équivoque, de Mirbeau avec la franc-maçonnerie, puisque se trouve mentionnée sa participation, un 3 décembre 1898, à une conférence au siège du G.O.D.F., 16, rue Cadet, à un meeting avec Duclaux comme président et lui-même comme assesseur. Il est également précisé qu’il uploads/Litterature/jean-pierre-brehier-octave-mirbeau-et-les-francs-macons.pdf

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