Chow Ching Lie LE PALANQUIN DES LARMES Récit recueilli par Georges Walter Préfa
Chow Ching Lie LE PALANQUIN DES LARMES Récit recueilli par Georges Walter Préface de Joseph Kessel de l’Académie française PRÉFACE Parmi les livres, si nombreux, qui nous parlent aujourd’hui de la Chine, celui-ci me paraît unique. D’abord parce que Le Palanquin des Larmes, histoire de la vie de Chow Ching Lie et de la tragédie d’une enfant, nous introduit dans l’intimité d’une famille chinoise où cohabitent trois générations. Et, qu’il s’agisse des moeurs ou des croyances, des relations essentielles et immuables entre les parents et les enfants, voire même des habitudes alimentaires ou des surprenants remèdes de la grand- mère, il n’est pas un détail de l’existence quotidienne qui ne nous intéresse, nous charme ou nous étonne. Si, d’autre part, le grand-père Tsou Hon, le petit colporteur, est un contemporain de l’impératrice Tseu-hi, sa petite-fille, l’héroïne de cette histoire, connaît son drame le plus intime alors que le pouvoir de Mao Tsé-toung s’instaure à Shanghaï comme dans le reste de la Chine. De sorte qu’avec cette famille dont l’aïeul porte les sandales du Moyen Âge, nous avons l’impression de vivre en cinquante ans plusieurs siècles traversés par la violence et la sérénité, la sagesse et la barbarie. Comment oublier l’histoire de la nourrice A Tching, cette paysanne contrainte à l’infanticide et qui vient à Shanghaï pour y vendre sa seule fortune, le lait de ses seins ? Comment oublier le tableau de la libération des prostituées et de leurs révélations publiques sous l’oeil des commissaires politiques ? Et l’incroyable banquet au pavillon de la Fleur d’Abricotier dans une ville où patrouillent les soldats de l’Armée rouge ? Sans le vouloir et sans le savoir, Julie – puisque c’est ainsi que s’appelle également Chow Ching Lie – nous donne la plus extraordinaire des chroniques avec la seule innocence de son regard. Mais c’est elle, Julie, qui demeure la figure centrale. Le drame est d’abord le sien : celui de la femme chinoise et de son asservissement séculaire. La guerre sino-japonaise – qui naît avec elle – la guerre civile, la Libération, les Cent Fleurs, le Grand Bond en Avant, tantôt la concernent et tantôt ne la concernent pas : cette histoire est d’abord la sienne, même si, personnage d’un roman involontaire et passionné, elle aime et souffre au rythme des convulsions de la Chine. Et c’est cela qui nous importe : cette voix – mariage étonnant de délicatesse et de franchise – dont nous ne pouvons plus nous détacher. Car cette femme dont nous connaissons la vie dans ses moindres replis, il est impossible de ne pas l’aimer. C’est Georges Walter qui a recueilli ses propos, suscité la confession totale, provoqué les souvenirs qui, autrement, ne seraient peut-être pas sortis de leur sommeil. Il a déployé, en l’occurrence, celle des qualités de l’écrivain qui, à tort me semble-t- il, est le moins souvent mise en avant : la faculté d’écouter l’autre et de lui donner la parole. N’est-ce pas aussi important que de parler soi-même ? Georges Walter est de la race des voyageurs. Il sait que les grands voyages ne se font pas seulement sous les Tropiques mais dans la profondeur des êtres qu’il nous est donné de rencontrer. Qu’il ait exploré cette vie avec respect et fidélité explique sans doute la saveur, la force et la vérité de ce récit. Joseph Kessel de l’Académie française. 1 Vie misérable de mon grand-père au temps de l’impératrice Tseu-hi / Les tribulations d’une troupe d’opéra / Fiançailles de deux petits enfants / Mariage de mes parents / Dureté de la belle-mère chinoise / La malédiction des tombeaux / Guérison miraculeuse de Tsong Haï / Mon père construit une école secondaire / La soupe de tigre blanc. Je suis née dans la Chine de la misère et des larmes. Petite fille, j’ai souffert et pleuré de bonne heure. J’étais jolie : ce n’est pas un mérite, ce fut une malédiction. Laide et difforme, je n’aurais sans doute pas été mariée de force à l’âge de treize ans. Mais mon malheur ne vint pas de ma seule beauté : il était à l’image d’un vaste pays, où il ne faisait pas bon vivre, où il n’était surtout pas bon de naître si l’on avait l’infortune d’être une fille. J’aurais pu venir au monde dans une famille pauvre où l’on m’aurait à ma naissance enveloppée dans des chiffons et jetée avec les ordures. Qu’est-ce qui est plus cruel, étouffer un enfant à sa naissance ou plus tard, ne pouvant la nourrir, la vendre pour qu’elle devînt pensionnaire à Shanghaï d’une des maisons closes de la Quatrième Rue ? Ce dont je parle ici ne date pas du Moyen Âge, c’était le sort de la Chinoise au milieu du XXe siècle et très exactement jusqu’à Mao Tsé-toung qui, en 1950, édicta la première loi interdisant, entre autres, le meurtre des nouveau-nés, ainsi que les mariages forcés et l’abus de pouvoir de la belle-mère, tous ces fléaux qui furent aussi douloureux que les inondations et les famines. La famille où je suis née en 1936 ne m’aurait certes pas vendue, j’ai été pendant toute mon enfance à Shanghaï entourée d’affection et même couvée par un père plein d’amour, mais dans une aisance où le souvenir de la misère ne parvint jamais à s’estomper. C’est pourquoi, à cause de la cupidité d’une partie de ma famille, j’ai été vendue, moi aussi, sous des apparences certes plus honorables, celles du mariage, et même avec un déploiement de faste comme on en vit peu dans mon pays. Comédie de grande alliance familiale qui augmenta, par sa dérision, ma tragédie personnelle : j’étais une écolière connaissant la légende de Liang et Tso qui meurent pour leur amour comme Roméo et Juliette et je me voyais condamnée à vivre sans amour. D’autres, par millions, ont connu la faim du corps alors que je n’ai manqué de rien, mais les malheurs de la Chine sont les enfants d’une même famille. Aucun d’eux n’y échappe au sort commun. En entreprenant le récit de ma vie je ne crois nullement qu’elle soit exemplaire : que pèsent mes malheurs dans la tourmente qui a déchiré un continent pendant les cinquante ans qui ont précédé ma naissance et les treize ans qui l’ont suivie, puisque c’est l’année de mes treize ans que la Chine a été libérée dans tous les sens du terme ? Dans le cocon de la petite bourgeoisie de Shanghaï où vivaient soixante mille étrangers, on pouvait entendre les rumeurs des marins en goguette de toutes les flottes du monde. Mais on était sourd à la bataille gigantesque que les armées rouges vêtues de chiffons livraient depuis tant d’années aux armées bien équipées du maître de la Chine, le généralissime Tchang Kaï-chek. Personne, dans ma famille – à l’exception de mon frère aîné – n’était conscient que l’Histoire allait basculer d’un seul coup. Je suis née dans une Chine féodale livrée, à l’intérieur, au pillage des « seigneurs de la guerre » et à celui des étrangers qui pénétraient dans le pays par Canton et surtout Shanghaï. Je suis cantonaise par ma famille maternelle, shanghaïenne par mon père. Shanghaï était une ville chinoise mais cosmopolite comme New York. J’ai été élevée par un père qui m’a inculqué les principes de la morale chinoise traditionnelle tout en étant marqué lui-même par son éducation à l’occidentale. Ma mère était une vraie paysanne chinoise, bouddhiste fervente, mais j’ai fréquenté une école américaine où, petite fille, j’ai prié à la fois le Bouddha et Jésus- Christ. Je suis née à la veille de la guerre sino-japonaise, mais plus la Chine prenait conscience d’elle-même et de son unité et plus Tchang Kaï-chek et les « nationalistes » s’engageaient sous la protection des Américains. Écolière, si je lisais avec passion les aventures du comte de Monte-Cristo, c’étaient les chansons américaines qui inondaient de leur flot la radio et c’est Esther Williams et Frank Sinatra qui étaient les idoles de la jeunesse dorée. Shanghaï représente alors toute la confusion de la Chine. Capitale de la corruption et de la prostitution, c’est le Chicago de l’Orient avec mode européenne, manières occidentales, grosses et petites affaires, dans un tourbillon de plaisirs et d’insouciance. Au-delà de ses buildings orgueilleux commençaient les plaines et les montagnes de la Chine, les massacres et la faim, les grands fleuves généreux et meurtriers. Aussi loin que je remonte dans l’histoire de ma famille, j’y vois la silhouette frêle de mon grand-père Chow Tsou Hon, un pauvre portefaix de Canton, un des personnages les plus importants de ma vie et qui garde les portes de mon destin. C’est à cause de lui, de son existence de paria, que je me suis mariée à l’âge de treize ans. Tsou Hon est né à la fin du siècle dernier à Tchao-tcheou, bourgade de la partie méridionale du Kouang-tong à une centaine de kilomètres de Canton. Tchao-tcheou représente sans doute ce qu’il y avait de plus misérable et de plus arriéré en Chine, d’où le caractère et la réputation de ses habitants uploads/Litterature/ chow-ching-lie-le-palanquin-des-larmes.pdf
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- Publié le Jul 30, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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