1 2 GREG EGAN L’Énigme de l’Univers ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR BERNARD SIGA

1 2 GREG EGAN L’Énigme de l’Univers ROMAN TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR BERNARD SIGAUD Préface de Gérard Klein LAFFONT 3 Titre original : DISTRESS © Greg Egan, 1995. © Éditions Robert Laffont, 1997, pour la traduction française. 4 PRÉFACE Je tiens L’Énigme de l’Univers pour un des romans littéraires les plus nouveaux de la fin du siècle dernier, non pas certes pour des novations formelles qui sont voisines de zéro, mais pour sa mise en scène d’un problème scientifique, à la fois actuel et d’avenir, élevé au rang de protagoniste. Certes, on me fera remarquer que l’évocation d’un problème scientifique n’a rien à voir avec la littérature et que celle-ci consiste à employer le mieux possible des mots afin de toucher un lecteur, de l’émouvoir, quoi que cet emploi puisse signifier, à la limite rien d’autre que sa signalisation d’un signifiant sous la forme d’un bruit de lettres. Mais il se trouve précisément qu’une question scientifique peut émouvoir, et profondément, et pas seulement l’intelligence, et que toute la question est de susciter, avec des mots, cette émotion. La littérature consiste à faire exister avec des mots des fantômes, sinon des fantasmes. Ici, c’est d’un fantôme de la science qu’il s’agit. De telles tentatives sont rares. Dans la littérature dite générale, on peut citer Le Principe d’incertitude de Michel Rio1, roman intéressant mais incomplètement abouti faute d’une fusion complète entre l’argument scientifique et la trame romanesque : des personnages échangeant des propos, même bien informés, sur l’incertitude de Heisenberg ne suffisent pas à créer une attente. Dans la science-fiction elle-même, il est le plus souvent question d’exploits technologiques ou de désirs plus ou moins hâtivement rationalisés dans un cadre pseudo- scientifique. Rien de tel dans L’Énigme de l’Univers. Un des principaux personnages du roman est la Théorie du Tout, activement 1 Seuil, 1993. 5 recherchée dès nos jours et censée décrire de façon complète la microphysique et par extension écarter tout arbitraire de la naissance de notre univers. Elle y est l’enjeu de conflits passionnés entre des chercheurs, soit qu’ils contestent âprement les exposés de leurs collègues, voire excluent même sa possibilité, soit qu’ils s’en disputent la formulation et la paternité. Elle suscite des oppositions violentes du côté des « irrationnels » tenants des Cultes de l’ignorance qui refusent absolument que les Mystères de la Création Divine soient ainsi divulgués ou profanés. Elle introduit enfin une conclusion surprenante que certains qualifieront d’irrationnelle, voire de mystique, et qui les choquera peut-être venant de Greg Egan. Mais cette conclusion a pour objet principal de nous rappeler que ce qui fait irruption du réel dans la réalité se montre toujours imprévisible et surprenant au point de nous obliger à réviser du tout au tout notre ontologie. Les savants mêmes qui pensaient à la fin du XIXe siècle mettre un point final aux traités de physique devaient en ouvrir au début du vingtième un chapitre entièrement original. On n’a pas fini de l’écrire et il est gros de surprises aussi considérables. Ainsi Greg Egan introduit-il à peu près successivement dans son roman comme protagoniste la problématique d’une invention théorique de première grandeur, puis comme antagoniste l’opposition forcenée et souvent imbécile que suscite la science là où précisément elle réussit, et il conduit à se demander ce que c’est que l’irrationnel, et enfin comme épilogue les effets pratiques d’un changement de paradigme, d’un dévoilement du réel. On trouvera sans doute mon résumé bien abstrait mais il vise seulement à souligner comment l’objet scientifique est au cœur de l’œuvre de Egan comme la culpabilité peut l’être à celui de L’Œdipe de Kinéthon, ou l’obligation de l’honneur à celui du Cid de Corneille. L’objet scientifique est ici profondément, voire inextricablement, inséré dans une trame humaine, sociale, au lieu d’être superficiellement appliqué sur une intrigue par le truchement d’un bavardage. C’est là que réside à mes yeux la novation substantielle. 6 Tâchons d’examiner, sans déflorer le roman, chacun de ces aspects, la Théorie du Tout, l’irrationnel et la démiurgie issue de la connaissance, et par la même occasion, essayons de faciliter sa lecture à ceux qui seraient insuffisamment familiers avec certains développements de la physique. La Théorie du Tout vise à élucider les derniers – et massifs – points obscurs de la physique après un siècle de révolutions relativiste et quantique. Si l’univers n’est pas arbitrairement construit, ce que la plupart des physiciens se refusent à croire, toutes les grandeurs observées doivent pouvoir être reliées dans une seule théorie ou, si l’on préfère, dans une ultime équation. Les valeurs précises des constantes fondamentales doivent avoir un sens et s’éclairer les unes les autres. Dans l’état actuel de nos connaissances, les particules qui constituent la matière de notre univers sont au nombre de douze, six leptons (électron, muon, tau et trois neutrinos) et six quarks, ce qui, avec leurs antiparticules, constitue un parc de vingt-quatre briques possibles2. Pourquoi ce nombre ? Il est déjà remarquable que ce que l’on a appelé le zoo des particules ait pu se réduire à ces douze constituants. Ces particules sont-elles vraiment fondamentales ou bien sont-elles susceptibles de décomposition en sous-constituants encore moins nombreux, comme le pensent certains théoriciens, voire indéfiniment, comme le croient ceux qui suggèrent que la micro-réalité est fractale, avec 2 Sur la question des constituants fondamentaux de la matière, voir l’article clair et récent de Daniel Husson, « Les quarks », La Recherche, n° 340, mars 2001. Le lecteur plus exigeant aura avantage à consulter les ouvrages de Michel Bitbol, Mécanique quantique, une introduction philosophique, 1997, L’Aveuglante Proximité du réel, 1998, et Physique et philosophie de l’esprit, 2000, tous publiés chez Flammarion. Leur lecture ne demande guère de connaissances préalables mais une attention certaine. Elle n’est pas indispensable à la compréhension du roman de Greg Egan, quoiqu’elle lui ajoute beaucoup de sel. 7 pour seule limite la barrière de Planck3 ? Ces particules sont du reste décrites au moyen de dix-neuf paramètres indépendants, ce qui laisse quelque place à la condensation théorique. Second problème fondamental non résolu, à vue première sans relation avec le précédent, l’élaboration d’une théorie qui inclurait à la fois la théorie quantique et la relativité, pour l’instant incompatibles dans un même formalisme. Des cinq forces de l’univers devenues quatre depuis la fusion de l’électricité et du magnétisme dans la force électromagnétique, les physiciens théoriciens ont successivement réussi à relier celle-là avec la force faible dans l’interaction électrofaible, puis encore celle-ci avec l’interaction forte grâce à l’électrodynamique quantique ou plus précisément à la chromodynamique quantique dans ce qu’on appelle le « modèle standard ». Mais la gravité, décrite par la relativité générale, leur demeure inconciliable dans un même formalisme. Il n’y a pas encore de gravité quantique. La relativité, aboutissement de la physique classique, marche très bien de son côté, et la théorie quantique la plus raffinée tout aussi bien du sien, mais il est impossible de les réunir dans un même système d’équations. Cela n’a pas beaucoup d’importance pratique car les discrépances ne se manifesteraient que sur des distances et des durées beaucoup trop courtes pour que nous puissions même les observer. Mais cela représente un scandale pour l’esprit, un scandale logique aussi bien qu’esthétique. Il n’y a aucune raison pour que l’univers fonctionne en dernière instance selon deux systèmes différents et strictement incompatibles entre eux à une certaine échelle, certes très petite. Tout l’effort des physiciens, toujours couronné de succès, a consisté à réduire le nombre des éléments, des constituants, des forces, présents dans l’univers et à en rendre compte à l’aide d’explications de plus en plus 3 Au moins un physicien a proposé dans un texte de vulgarisation des années 1980 que je n’ai malheureusement jamais retrouvé, que les constituants finals de notre univers étaient un couple binaire, si bien que pour lui notre univers pouvait n’être qu’une sorte de simulation calculée dans un ordinateur cosmique. Si quelqu’un retrouve ce texte… 8 simples, sinon à comprendre, du moins à écrire. Il apparaîtra intolérable à tout esprit bien né que cette tâche ne puisse être menée à son terme. Certes quelques pistes s’offrent, celle de la supersymétrie, celle de la théorie des cordes, et celle enfin d’une sorte de fantôme théorique, la théorie M de Witten qui a pour principal inconvénient de n’être pas constituée, dite encore de la Grande Unification, dont on suppose qu’elle pourrait trouver place au noyau du nuage formé par toutes les théories actuellement proposées, sans qu’on puisse en dire beaucoup plus. Mais la supersymétrie décrit des particules impossibles à observer et n’est donc pas directement validable, la théorie des cordes introduit à certaines insuffisances ou contradictions, et la théorie M demeure insaisissable à tous les sens du terme sinon en tant que théorie d’une possible théorie unificatrice4. Voilà donc l’enjeu de la Théorie du Tout. Bien qu’ils ne sachent pas comment l’atteindre, les physiciens, dans leur majorité, sont confiants dans l’idée qu’on y parviendra un jour ou l’autre, peut-être sous la forme de l’équation ultime, du moins sous une forme restreinte qui, tout en unifiant toutes les forces, indiquerait en même uploads/Litterature/l-x27-enigme-de-l-x27-univers-pdf.pdf

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