Tous droits réservés © Association canadienne de sémiotique / Canadian Semiotic

Tous droits réservés © Association canadienne de sémiotique / Canadian Semiotic Association, 2014 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 20 sept. 2021 07:46 Recherches sémiotiques Semiotic Inquiry La langue mise en échec(s) Pierre Swiggers Le Cours de linguistique générale 100 ans après The Course in General Linguistics 100 Years Later Volume 34, numéro 1-2-3, 2014 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1037146ar DOI : https://doi.org/10.7202/1037146ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Association canadienne de sémiotique / Canadian Semiotic Association ISSN 0229-8651 (imprimé) 1923-9920 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Swiggers, P. (2014). La langue mise en échec(s). Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, 34(1-2-3), 59–74. https://doi.org/10.7202/1037146ar Résumé de l'article Parmi les comparaisons et métaphores utilisées dans le Coursde linguistique générale de Ferdinand de Saussure, celle du jeu d’échecs a reçu beaucoup d’attention de la part d’exégètes. Dans cet article, la triple occurrence de la comparaison est analysée, d’abord d’un point de vue philologique (confrontation du texte du Cours avec les notes d’étudiants) et, ensuite, dans une perspective épistémologique et méthodologique : comment les trois emplois de cette comparaison s’insèrent-ils dans le texte du Cours et quelle est leur fonctionnalité spécifique? Il est montré que les trois emplois répondent à une démarche logique, allant de la délimitation de l’étude linguistique de la “langue” à la définition des unités à “valeur” linguistique. RS•SI, vol. 34 (2014) nos 1-2-3 © Association canadienne de sémiotique / Canadian Semiotic Association La langue mise en échec(s) Pierre Swiggers FRSF / Université de Leuven Quel est l’objet à la fois intégral et concret de la linguistique? La question est particulière- ment difficile; nous verrons plus tard pourquoi; bornons-nous ici à faire saisir cette difficulté. - Saussure (1916 [1972 : 23]) 1. L’expérience du tiraillement Ferdinand de Saussure a vécu (comme nous tous?) le drame du linguiste tiraillé : tiraillement entre un objet devant fonder une science mais demeurant une réalité insaisissable, tiraillement entre l’aspiration à la linguistique générale achronique et l’ancrage dans la grammaire historico-comparative, tiraillement entre le découpage de formes langagières et l’élaboration d’entités théoriques. Tiraillement(s) complexe(s) dont l’après-coup du Cours, de parution posthume, est peut-être le témoignage le plus éloquent. Saussure a été aux prises avec l’objet1 de la linguistique – “amas confus de choses hétéroclites sans lien entre elles”, dit le Cours (23)2 – et ce combat s’est livré à travers, et au moyen de, l’emploi de métaphores3. Le recours à celles-ci a été interprété de diverses façons par les exégètes saussuriens : comme outil méthodologique, comme étape propre de théorisation, comme stimulus cognitif. Notre propos ici se veut en pre- mier lieu un exercice de topographie “phénoménologique”, à partir d’un cas concret, celui de l’image (ou métaphore) du jeu d’échecs. Signalons d’emblée que pour Saussure, il s’agissait avant tout d’une comparaison : donc ni image ni métaphore au sens strict des termes. En même temps, Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry 60 le terme de comparaison rehausse le statut du recours au parallèle : s’appuyant sur une analogie structurelle, la comparaison acquiert un poids argumentatif que ne possèdent ni l’image ni la métaphore. Du coup, la comparaison invite à l’évaluation de sa pertinence… 2. Au ras du texte Le Cours (de 1916) étant ce qu’il est – une remarquable reconstruction de la part des éditeurs –, il convient de le prendre dans sa matérialité et dans sa linéarité, fixées à date posthume. Dans une lecture séquentielle du Cours, la comparaison avec le jeu d’échecs survient à trois endroits; nous respecterons cette suite propre au Cours4. 2.1. Premier “pointage” La comparaison avec le jeu d’échecs apparaît pour la première fois dans l’Introduction du Cours, notamment dans le chapitre V “Éléments internes et éléments externes de la langue”. Saussure, ayant défini la langue (et sa place dans l’ensemble des faits humains, en tant que dotés de signification), vient d’établir la distinction entre une linguistique de la langue et une linguistique de la parole (chapitre IV de l’Introduction). Le but du chapitre V est d’introduire, et de justifier, une autre distinction, méthodologique et empirique5 : celle entre la linguistique interne et la linguistique externe. Distinction qui, sans aucun doute, fait écho à celle que Ferdinand Brunot avait introduite, dès 1901, entre histoire interne et histoire externe de la langue (voir Brunot 1901). Il est significatif que Saussure mentionne comme “éléments externes” des faits relevant de l’insertion (politique, institutionnelle, culturelle, …) de la langue, alors qu’il considère comme “interne” ce qui constitue le point de vue propre- ment linguistique : la langue appréhendée comme système ayant “son ordre propre”. Et c’est là que la comparaison avec le jeu d’échecs sert d’exemple illustratif. Voyons d’abord le passage du Cours : Pour la linguistique interne, il en va tout autrement : elle n’admet pas une disposition quelconque; la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre. Une comparaison avec le jeu d’échecs le fera mieux sentir. Là, il est relativement facile de distinguer ce qui est externe de ce qui est interne : le fait qu’il a passé de Perse en Europe est d’ordre externe; interne, au contraire, tout ce qui concerne le système et les règles. Si je remplace des pièces de bois par des pièces d’ivoire, le changement est indifférent pour le système : mais si je diminue ou augmente le nombre des pièces, ce changement-là atteint profondément la “grammaire” du jeu. Il n’en est pas moins vrai qu’une certaine attention est nécessaire pour faire des distinctions de ce genre. Ainsi dans chaque cas on posera la question de la nature du phénomène, et pour la résoudre on observera cette règle : est interne tout ce qui change le système à un degré quelconque. (Saussure 1916 [1972 : 43]) Ce passage mérite d’être examiné à la lumière de la documentation manuscrite (voir Appendice A) réunie par Rudolf Engler (CLG/E), pour au moins deux raisons : (a) l’attention qu’il faut porter à la façon dont 61 La langue mise en échec(s) Saussure aurait, dans son enseignement oral, présenté et commenté la “comparaison”; (b) l’affirmation curieuse, en fin de passage, qui impliquerait qu’un fait [diachronique] faisant changer le système (et “ce qui change le système” est, par définition, un fait inter-systémique) relèverait du système, et donc de la linguistique synchronique, ce qui serait en contradiction avec la définition de la dichotomie “synchronie/ diachronie”. Quant à ce dernier point, la documentation manuscrite est là pour “innocenter” Saussure d’une telle incohérence : dans les notes de Riedlinger, de Caille et de Bouchardy on n’a aucune trace d’une telle affirmation. Seules les notes de Léopold Gautier ont un passage qui s’en rapproche, mais qui en même temps comporte une nuance très importante : il n’est pas question de changement, mais de possibilité de changement (par rapport à un système, synchronique, de valeurs)6. Est interne seulement ce qui regarde le système. Que les pièces soient d’ivoire ou de bois, c’est indifférent au système, donc extérieur. Si un peuple donne une rangée de cases de plus à l’échiquier, c’est interne. Ce qui du reste ne se distingue pas du premier coup. Interne est ce qui est susceptible de changer les valeurs (à un degré quelconque). Dans tout système, il n’y a rien d’autre que des valeurs (langue comme jeu d’échecs). (CLG/E : 64-65, fragment G. 1.13a. [Les italiques ici sont nôtres]) Cette question d’une supposée incohérence étant réglée, nous pouvons passer à la présentation et au commentaire de la comparaison chez Saussure, d’après les notes manuscrites. Quels sont les faits importants à relever ici? Il me semble qu’il y en a cinq : (1) on constate d’abord que, presque à l’unanimité, les étudiants ont noté le terme clef de “comparaison” (seul Gautier a “exemple”, terme qui possède plus de poids argumentatif); (2) la comparaison a été présentée par Saussure comme “claire”, c’est-à-dire comme possédant, de manière performative, une valeur démonstrative claire); (3) en commentant cette comparaison, Saussure situe dans le plan “externe” ce qui relève de l’histoire (les “vicissitudes”, voir CLG/E : 64 fragment G 1.13a) et de la matérialité du jeu (la matière dont sont faites les pièces), et (4) dans le plan “interne”, ce qui définit (numériquement) la constitution (au départ) du jeu7. Enfin, on doit relever le fait que (5) Saussure, tout en affirmant que la comparaison est “claire”, reconnaît que la distinction entre ce qui est “interne” et ce qui est “externe” n’est pas “toujours si facile” (voir CLG/E : 64 fragment B 30). Voilà, en condensé, le premier emploi fait par Saussure de la com- paraison avec le jeu d’échecs. Un emploi qui sert à illustrer la validité méthodologique de la distinction entre la linguistique interne et la linguistique externe. uploads/Litterature/la-langue-mise-en-echec-s-pierre-swiggers.pdf

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