La petite fille qui ne voulait pas grossir Isabelle CARO La petite fille qui ne

La petite fille qui ne voulait pas grossir Isabelle CARO La petite fille qui ne voulait pas grossir Flammarion, 2008 À ma mère. Maman, je te pardonne tout et je t'aimerai toujours malgré ma souffrance. Pardonne, toi aussi, le mal que je t'ai fait. À mon père de cœur. C'est toi qui m'as élevée, je ne l'oublierai jamais. Quelles qu'aient pu être tes erreurs, tu as supporté beaucoup de choses à cause de ma maladie. À vous deux. Désolée de vous avoir entraînés dans cette spirale infernale. Note de l'auteur et de l'éditeur Prologue Impossible de lui donner un âge. Son regard pourrait appartenir à une enfant perdue. Mais sa peau est distendue et flasque comme celle d'une personne âgée et son corps cadavérique porte les marques de la vieillesse. Elle n'est vraiment pas belle, celle qui expose sa nudité sur les murs. Rien en elle n'a de quoi susciter le désir. La pitié plutôt, dans le meilleur des cas. Renforcée, justifiée peut-être, par le slogan : No anorexia. * * * Moi, cette photo m'inspire de la honte. Parce que c'est la mienne. Mais j'en suis fière également, car j'espère qu'elle aidera quelques jeunes filles à ne pas tomber dans la terrible maladie qui ruine ma vie depuis treize ans. J'imagine que la plupart des gens qui l'ont vue se demandent comment on peut en arriver là, à cette maigreur effrayante qui évoque les rescapés filmés au sortir des camps de concentration, dans notre société d'abondance et d'obésité galopante. C'est l'histoire que raconte ce livre, une histoire d'amour et de mort, l'histoire d'une petite fille qui ne voulait ni grossir ni surtout grandir. * * * Cette histoire m'a pendant longtemps semblé tellement folle que je n'osais en parler. J'avais honte de dévoiler ce qu'avaient été mon enfance et mon adolescence, peur que celle qui en est la véritable héroïne, ma mère, ne soit mal jugée par mes auditeurs. Mais comment guérir si je ne me détache pas d'elle, si je ne suis pas capable de la regarder comme une personne ordinaire et distincte, et non plus comme la divinité toute-puissante et adorée, en dépit de tout, avec laquelle j'ai vécu, contrainte et forcée mais finalement consentante, une symbiose vénéneuse. Ne la condamnez pas, c'est, elle aussi, une victime que personne n'a secourue. V oici pourquoi je commencerai ce récit en racontant l'histoire de notre famille, inextricablement mêlée à la mienne et indispensable à sa compréhension. Chapitre 1 La culture du malheur Il était une fois, dans le fin fond de la Bretagne catholique de l'immédiat après-guerre, une famille pauvre. Yvon, le père, revenu malade, les poumons mités par la tuberculose, d'un camp de travail, gagnait chichement sa vie comme cheminot. Jeanne, la mère, une femme très pieuse qui ne manquait jamais la messe de six heures à l'église du village, servait à manger dans l'auberge locale, là où elle avait rencontré Yvon. La vie était dure, le malheur lui non plus ne se reposait jamais. En cette fin des années 40, Jeanne, devenue mère au foyer, et Yvon enterrent leur deuxième petite fille, presque un bébé encore, à peine âgée de dix-huit mois. Emportée par la diphtérie parce qu'un rhume a empêché de lui inoculer le vaccin. Jeanne pleure à gros sanglots, au rythme des pelletées de terre qui s'écrasent sur le petit cercueil blanc, sous le crachin qui brouille les perspectives du cimetière communal. Yvon, dont le chagrin creuse le visage déjà marqué pour ses trente-quatre ans, la soutient. Ils ne savent pas qu'une nouvelle vie commence à se développer dans le ventre de Jeanne. Ce sera une autre petite fille, qu'ils appelleront Magdeleine, et qui, trente-trois ans plus tard, me donnera naissance. Un garçon, Louis, vient compléter le cercle de famille en 1952. Le bonheur d'Yvon et Jeanne d'avoir enfin un fils est pourtant de courte durée car Louis attrape la polio à l'âge de quatre ans. Il ne peut plus marcher, à peine respirer, ce qui oblige à le placer dans un poumon d'acier pendant plusieurs mois. Cette maladie est un choc terrible pour la famille, un coup de plus pour des gens déjà malmenés par la guerre et la vie. L'invalidité du petit dernier mobilise l'attention et les soins de la mère, ainsi que ses prières. Mais, pendant ce temps, les deux filles, Jacqueline dite Jacotte et Magdeleine, se sentent délaissées. L'aînée en gardera, sa vie durant, une inguérissable mélancolie. La seconde, ma future maman, puisera un indéfectible sens du malheur dans cette enfance à la Zola. Pourtant elle aurait pu échapper à cette fatalité. Elle a sept ans quand son petit frère tombe malade et sa mère l'envoie alors chez une tante. Femme joviale en dépit du fait qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, elle s'occupe de la petite Magdeleine comme si c'était sa fille. L'oncle est un brave homme au tempérament enjoué, lui aussi ravi de cette enfant providentielle. Magdeleine les aime beaucoup, et elle serait parfaitement heureuse chez eux si la pensée de sa mère seule pour s'occuper du frère paralysé, de la grande sœur dépressive et du père quinteux ne gâtait irrémédiablement son contentement. Que se passe-t-il dans sa famille pendant qu'elle saute à la corde dans le jardin de sa tante ? Pourvu que personne ne soit mort ! Chaque matin, elle guette l'arrivée du courrier. Quand elle reconnaît l'écriture fine et inclinée vers la gauche de sa mère, elle tremble en ouvrant l'enveloppe. Vite elle parcourt la lettre pour s'assurer qu'aucune catastrophe n'y est annoncée. L'absence de mauvaise nouvelle ne lui rend pas sa tranquillité, car si ce n'est pas pour aujourd'hui, ce sera pour demain ou après-demain. Le pire n'est jamais sûr, dit le proverbe. Certes, néanmoins c'est le plus probable, complète Magdeleine. * * * Au bout d'un an, la petite fille réintègre la maison familiale et son atmosphère plombée. Jacotte, qui a dû arrêter l'école pour travailler afin d'aider sa famille, traîne son mal-être ; la santé du père continue de se dégrader et celle du frère ne s'améliore guère. Il lui faudrait des soins qu'on ne trouve pas au village. Le centre de soins le plus proche se situe à Brest, soit à quarante-cinq kilomètres, trop loin pour y aller trois fois par semaine comme le recommande le médecin. Alors la famille déménage afin de s'installer en ville, quittant la maison en bordure de forêt octroyée par la SNCF pour un rez-de- chaussée - polio oblige - humide dans un HLM sonore. Les filles ne s'y plaisent pas, trop de bruit, trop d'inconnus dans cet environnement anguleux de brique et de béton. Magdeleine est envoyée dans une école dirigée par des bonnes sœurs et majoritairement fréquentée par des enfants de la bourgeoisie, lesquels ne daignent pas frayer avec cette fille de prolétaires. Là, elle se sent plus seule que jamais, entre la froideur de ses condisciples et la tristesse persistante de sa sœur. Le père tousse de plus en plus. La mère prie comme une forcenée, s'esquintant les genoux à force de faire le tour de sa chambre prosternée tandis qu'elle alterne les « Notre Père » et les « Je vous salue Marie ». Comme s'il y avait une chance que Dieu soit ému par ses mortifications et décide de rendre ses jambes à Louis et de colmater les bronches mitées d'Yvon... Ses malades ne lui suffisant pas, Jeanne va chercher un rab de malheur ailleurs en soignant des cancéreux. Magdeleine tremble que sa mère n'attrape le crabe dans ses virées charitables. On a beau lui dire et lui répéter que ce n'est pas une maladie contagieuse, ma future maman n'en démord pas. La science, la logique et le bon sens n'ont pas de prise sur cet esprit ravagé par l'angoisse et persuadé qu'il n'y a pas d'autre destin possible que le malheur. C'est peu dire que la maisonnée marine dans la maladie et la mort. On ne rit pas souvent, chez ces gens-là ; la vie n'y est en rien une affaire plaisante mais la douloureuse traversée d'une vallée de larmes. Ni plaisir ni loisirs, seulement le labeur, la religion et le sens du devoir. On observe le Carême, on trace une croix sur son front le mercredi des Cendres et on jeûne le Vendredi Saint. Le calendrier catholique rythme l'existence. Yvon emmène Louis en pèlerinage à Lourdes, sans Jeanne ni les filles parce que ça coûterait trop cher. Nul miracle ne se produit. Le garçonnet revient avec les gouttières en métal destinées à maintenir ses jambes atrophiées et les cannes grâce auxquelles il parvient, au prix de coûteux efforts, à marcher. Magdeleine contracte, à l'âge de douze ans, un rhumatisme articulaire aigu, maladie grave à l'époque, mais pas assez pour concurrencer la poliomyélite. Elle reste alitée pendant des mois, les cours par correspondance remplacent l'école. Cet épisode ne sera pas sans incidence sur mon existence, comme on le verra plus tard. Les religieuses l'aident à pallier son absence qui dure au total un an. Après un séjour dans une colonie sanitaire, uploads/Litterature/la-petite-fille-qui-ne-voulait-pas-grossir-isabe.pdf

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