Mineke Schipper de Leeuw, Amsterdam Le Blanc dans la littérature africaine Le v
Mineke Schipper de Leeuw, Amsterdam Le Blanc dans la littérature africaine Le vingtième siècle est parfois appelé le siècle du réveil africain, ce qui est évidemment une façon de parler typiquement occidental: nous, les Européens faisions semblant de croire que l'Afriqe dormait durant les siècles passés, les Africains, bien sûr, savaient mieux. Nombre de livres sur l'Afrique et les Africains écrits par des Européens démontrent combien l'Européen a de la peine à prendre distance de son optique européenne. En Europe, l'information sur l'Afrique n'était donc pas toujours correcte, souvent simpliste et incomplète. D'une part, on ne peut pas en vouloir au Blanc — ce n'est pas de sa faute s'il est euro- péen — d'autre part il devrait se rendre compte de la limitation de son point de vue et se montrer plus modeste quand il est confronté avec les peuples non occidentaux. Des siècles de colonisation et de domination nous ont pratiquement empêchés de voir le caractère relatif de notre perspective et de notre importance, et de regarder sans préjugés les autres ou d'écouter ce qu'ils disent, ce qu'ils disent par rapport à nous aussi. Dans les réflexions suivantes, il s'agit de l'image du Blanc dans la littérature africaine, ce que des écrivains africains pensent de nous, comment ils ont vu le Blanc en Afrique, quelle sorte de gens nous sommes à leurs yeux. Je me base ici, en partie, sur mon livre Le Blanc et l'Occident au miroir du roman négro-africain de langue française (Eds. Van Gorcum, Assen 1973). Dans ce livre', j'ai analysé l'image du Blanc tel quil est vu par des romanciers africains ayant consciemment vécu l'époque coloniale. A cet effet, j'avais consulté tous les romans qui, jusqu'en 1966 avaient été écrits en français par des Afri- cains. L'année 1966 fut celle du Premier Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar; elle forme la clôture d'une époque où les Africains, à ('encontre de la colonisation culturelle, essayaient de montrer qu'ils n'existaient pas en fonction de la bienveillance de la culture occidentale, mais que l'Afrique a des valeurs propres à offrir au monde. Dakar en fut la preuve tangible pour ceux qui ne le savaient pas encore en 1966 — avec ses manifestations cultu- relles dans tous les domaines et ses expositions d'objets d'art et de livres. Il est certain que la connaissance de la littérature africaine peut donner une meilleure compréhension des grands problèmes de ce continent. Ces pro- blèmes nous concernent directement, môme si nous nous en rendons à peine compte. Il est fort possible que les générations à venir parleront de l'Europe endormie des années 70-'80, qui ne voyait pas sa place dans le monde. Il est grand temps de nous réveiller et de regarder dans le miroir que cette littérature nous présente. Mythification mutuelle Depuis que l'Occident est entré en contact avec l'Afrique, les «nôtres» étaient les chrétiens, les «autres» étaient les païens; c'était donc logique que Dieu les livrait entre nos mains. A mesure que l'esclavage augmenta, le racisme gagna en force et là l'argument de la malédiction de Canaan, le «serviteur des serviteurs de ses frères» venait à propos. Les Blancs ont toujours trouvé très naturel qu'ils dominent des peuples de colour: n'ont-ils pas toujours défendu le christianisme contre les Mongoles, les Turcs ou les Maures, n'ont-ils pas conservé la Civilisation pour la descendance? La Civilisation est la civilisation occidentale (et chré- tienne?); les gens qui, par hasard, n'en font pas partie, sont autres ( = inférieurs). S'ils mettent la main à la pâte, ils pourront peut-être arriver à notre niveau, mais nous en sommes assez certains que — du moins pour le moment — cela ne réussira pas si vite. Et encore, nous partons du fait qu'un non- Blanc raisonnable fera volontiers tout ce qu'il pourra pour s'européaniser. A travers les siècles, le mythe du pauvre païen sauvage noir a continué de circuler en Europe. Les Portugais prétendirent encore récemment qu'ils luttaient pour la civilisation chrétienne dans leurs colonies, et le gouvernement sud-africain annonce toujours la bonne nouvelle du nationalisme chrétien, au nom duquel il refuse les droits de l'homme à la majorité de la population. Au cours de l'histoire, l'Europe a essayé à sa manière de justifier la répression des Africains. Ainsi, plus d'une fois, on s'est demandé sérieusement s'il est bien certain que les Noirs descendent d'Adam et d'Eve, et l'on tira la conclusion que ce n'était pro- bablement pas le cas. En 1900 encore, apparut un livre écrit par un certain C. Caroll, ayant le titre significatif The Negro as a beast or in the image ot God? Dans ce livre, l'un des chapitres est intitulé «Preuves bibliques et scientifiques du fait que le nègre n'appartient pas à l'humanité». Le mythe du nègre sauvage fait partie de l'in- conscient collectif européen comme il ressort d'un certain nombre de recherches sur l'image de l'Afri- L* Blanc dans la littérature africaine que et des Africains dans la littérature européenne. Des théories comme celle du Comte de Gobineau dans son livre De l'inégalité des races humaines (1853) ont contribué au renforcement du complexe de supériorité occidental. Selon lui, seule la race européenne était civilisée et capable de civilisation. Dans les années trente de notre siècle, Hitler a repris cette idée avec empressement. Est-ce donc étonnant que, de leur côté, les Africains ré- pètent avec Aimé Césaire (1955) ces lignes de son Discours sur le colonialisme: «Oui, il vaudrait la peine (...) de révéler au très distingué, très huma- niste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler Vhabite, qu'Hitler est son démon.» Selon Césaire, ce n'est pas le crime en soi qu'ils ne pardonnent pas au Führer, mais le fait de l'avoir commis envers son prochain blanc, d'avoir en fait utilisé en Europe des prati- ques coloniales qu'il fallait uniquement appliquer aux races inférieures d'Afrique et d'Asie (pp. 12 ss). C'est une reproche qui se répète de plus en plus fort: les Africains constatent qu'en Europe on essaie peut-être de respecter les droits de l'homme pour soi, mais que les Européens violent ces droits ailleurs, parce qu'ils ont toujours de la peine à voir les autres, i. c. les Noirs, sur un pied d'égalité. Sinon, pourquoi l'Europe est-elle si indifférente à l'égard des peuples opprimés en Afrique australe, pourquoi continue-t-elle à soigner ses relations avec l'Afrique du Sud blanche? C'est notre propre intérêt économique. Voilà pourquoi les autorités n'aiment pas que des militants nous demandent de ne plus acheter les produits du travail forcé sudafricain: voilà pourquoi certains jounaux traitent de «bandes terroristes» ceux qui luttent en Afrique pour leur libération. Les faits sont connus, il n'y a pas de place pour un «Wir haben es nicht gewusst». En Afrique, notre attitude et nos réactions sont suivies avec une attention critique. En Afrique, les Blancs ne se sont pas tellement souciés de ce que les Africains pensaient d'eux. Comment y voit-on les Européens après plusieurs siècles de relations à base d'inégalité? Il n'est pas facile de le savoir, mais la littérature africaine per- met de comprendre ce que répression et racisme signifient pour ceux qui en souffrent. Les romans fournissent bien des renseignements sur le com- portement des Blancs dans l'Afrique coloniale et après. Il est frappant de constater que, dans l'ensemble de la littérature africaine francophone, le Blanc et l'Occident ont joué un rôle important jusqu'aux années soixante. Plusieurs auteurs ont avoué eux- mêmes qu'ils ont, au début, surtout écrit pour un public européen: pour changer la situation coloniale, il fallait s'adresser au colonisateur dans la langue de la métropole. Cependant, en lisant, on se rend compte que le Blanc n'est pas continuellement dé- peint comme mauvaise face au frère africain bon et innocent. Cela n'empêche pas qu'en Afrique comme chez nous, des mythes se sont formés au sujet des »autres». L'homme blanc est le plus souvent consi- déré comme un Blanc avant d'être considéré comme un homme. Or, dans un milieu blanc, l'homme noir a l'impression d'être vu d'abord comme un nègre et par la suite seulement comme un homme. Il est bon de se rendre compte mutu- ellement que ces réactions primaires sont identi- ques pour les deux groupes. D'ailleurs, il y a d'étonnants rapports entre les réflexions faites dans les romans africains au sujet des Blancs et celles en vigueur dans l'opinion publi- que européen au sujet des Noirs: sans se con- naître, on s'attribue mutuellement à peu près les mêmes défauts. Il n'y a que l'Autre qui est bizarre! L'Autre — puisqu'il n'est pas comme nous — est in- férieur et étrange, cela vaut pour sa peau, ses yeux, ses lèvres, son nez, ses cheveux, sa culture, ses coutumes etc. L'Autre pue, il ressemble à un animal (singe, gorille), il est sexuellement dangereux (le «nègre viril» qui menace «nos» femmes!), il vole, il est paresseux et grossier, voilà le mythe qui circule en Europe à propos des Noirs. Il est frappant de voir ressortir de la littérature africaine un mythe comparable à propos des Blancs: là c'est nous uploads/Litterature/ le-blanc-dans-la-litterature-africaine-mineke-schipper-de-leeuw-amsterdam.pdf
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- Publié le Fev 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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