LIRE Les Misérables par Josette ACHER Jean DELABROY Jean GAUDON Yves GOHIN Clau

LIRE Les Misérables par Josette ACHER Jean DELABROY Jean GAUDON Yves GOHIN Claude HABIB Bernard LEUILLIOT Jacques NEEFS Nicole SAVY Jacques SEEBACHER France VERNIER textes réunis et présentés par Anne UBERSFELD et Guy ROSA Librairie José Corti 1985 3 SOMMAIRE Bernard LEUILLIOT – Philosophie(s) : commencement d’un livre Jacques NEEFS – L’espace démocratique du roman Jean DELABROY – Cœcum – Préalables à la philosophie de l’histoire dans Les Misérables Claude HABIB – « Autant en emporte le ventre ! » Yves GOHIN – Une histoire qui date Josette ACHER – L’anankè des lois Nicole SAVY – Cosette : un personnage qui n’existe pas Jacques SEEBACHER – Le tombeau de Gavroche ou Magnitudo parvuli France VERNIER – Les Misérables : un texte intraitable Anne UBERSFELD – Les Misérables, théâtre – roman Guy ROSA – Réalisme et irréalisme des Misérables Jean GAUDON – Illustration / lecture PHILOSOPHIE(S) : COMMENCEMENT D’UN LIVRE Bernard LEUILLIOT Je ne peux mettre l'avenir dans le passé. V. H. Écrire, c'est composer, par opérations qui sont aussi bien de stratégie que de tactique. Le projet d'écriture ne trouve à se formuler que dans un rapport de réciprocité avec la nécessité d'occuper les positions favorables et de les aménager, surtout, en vue des mouvements décisifs. Plaire et convaincre ne vont pas sans ces calculs qui font la spécificité de l'écrire Hugo, par l'application ou la subversion qu'ils opèrent des règles de la dispositio, en quoi consiste l'invention du roman et se mesurent les intentions du romancier. Effets, à tout coup, d'une « préméditation involontaire ». Composer, c'est, par exemple, décider d'un commencement : par où commencer? Mais un roman ne commence jamais, il a toujours déjà commencé, avant. Je ne puis que renvoyer ici aux remarques fondatrices de Claude Duchet : « La marquise sortit à cinq heures... ceci ne peut se dire à la rigueur qu'en aval d'un amont, idéale source des codes par lesquels se trouve réglé l'emploi du temps des marquises et l'intertexte des incipit1. » Ce que confirme, par anticipation de la pratique sur la théorie, le double incipit des Misérables. Hugo avait abordé la rédaction par le récit de l'entrée à Digne de Jean Valjean, « le soir d'un jour de marche » : « Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815 […]2 Commencer, c'est aussi recommencer : écrire, c'est se relire. Avant de se remettre à écrire Les Misérables, Hugo passa plus d'un ». L'excursus consacré à l'évêque Bienvenu sert d'ouverture au roman tel que nous le lisons. En rupture avec l'ordre chronologique du travail d'écriture, la logique propre aux débuts de roman justifie ce retour amont, qui contribue à restituer l'énoncé primitif à son intertexte. 1. «Pour une socio-critique. Variations sur un incipit». Littérature, février 1971, p. 6. 2. I, 2, 1 ; 49. 6 Bernard LEUILLIOT semestre, en 1860, à « pénétrer de méditation et de lumière »3, c'est- à-dire à relire-réécrire l'œuvre interrompue en 1848, « pour cause de révolution »4. Parallèlement et pour ainsi dire en marge des parties rédigées du roman, il ébauchait un « quasi ouvrage » de philosophie religieuse, destiné à servir soit de « préface spéciale aux Misérables », soit de « préface générale » à ses œuvres, mais dont il n'écartait pas non plus l'idée de le voir un jour « mêlé à des Mémoires de [sa] vie intellectuelle ». Il s'agit du texte publié en 1908 sous le titre de Préface philosophique des «Misérables», et que Victor Hugo lui- même intitulait dans ses dossiers : Philosophie. Commencement d'un livre5 La première partie « établit Dieu »; la deuxième, «très incomplète et comme déductions et comme développement », entendait pourvoir à l'« établissement » de l'âme. La preuve de l'âme se fera, « par les abîmes », dans les chapitres du livre « Patron- Minette » . 6, finalement écartés par Hugo et réservés par lui à son « travail sur l'âme ». Littérature et philosophie mêlées : l'hésitation du romancier quant à la destination de ces développements témoigne assez contre les limites traditionnellement assignées à la philosophie et à la littérature, limites rendues intempestives par la pratique d'une écriture « quasi-philosophique », qui, sous le nom de roman, se porte aux limites elles-mêmes indécises du drame et du poème. Réactivant les « vieux symboles génésiaques », Les Misérables se donnent comme le « poème de la conscience humaine »7 Hugo, donc, ne se relit d'abord, en 1860, que pour mieux dégager des parties rédigées de son livre socialiste et religieux la « philosophie » qu'il entendait opposer à tous ceux (socialistes qu'inspirait Feuerbach, proscrits républicains athées de Jersey et d'ailleurs) qui auraient voulu faire de la fin de l'aliénation religieuse le début de la libération sociale : pas de démocratie sans Dieu, pas de citoyen sans âme. Le cas de l'évêque Myriel devenait de ce point de vue l'enjeu d'un débat qui n'était pas explicitement prévu lors de la première campagne de rédaction du roman. Ce débat avait du : une phénoménologie de l'esprit. 3. Note de Hugo du « Dossier des Misérables », volume « Chantier », p. 739. 4. Ibid., p. 733. 5. P. Albouy, Hommage à Victor Hugo. Centenaire des « Misérables », Strasbourg, 1962, p. 103 ss. ; J. Seebacher, dans : Victor Hugo, Œuvres complètes, Édition chronologique, t. XII, p. 3-8. Voir également, de J. Seebacher : « Évêques et conventionnels ». Europe, févriers-mars 1962, p. 79-91. (« Il faut voir dans ce livre I" plus une «archéologie» du roman en un sens proche de celui que ce mot prend chez Thucydide qu'un prologue artificiel ou artiste ou qu'un passeport religieux ou laïque. » p. 84). 6. Les Misérables, III, 7 ; 569. 7. I, 7, 3 ; 175. Philosophie(s) : commencement d’un livre 7 reste trouvé à se formuler de la manière la plus abrupte au sein même du « clan Hugo » lors des discussions qui animaient les soirées de Marine-Terrace, et dont le Journal d'exil d'Adèle Hugo a préservé l'essentiel. Contestataire, il va sans dire, et toujours prompt à suivre ce que sa sœur appelle ses « moutons enragés », Charles Hugo ne se lassait pas de dénoncer « l'ennemi de la démocratie », c'est-à-dire le prêtre, « surtout le prêtre catholique ». Faire d'un prêtre catholique comme l'évêque de Digne « un type de perfection et d'intelligence » ne pouvait aboutir à ses yeux qu'à « rendre service à l'église catholique », en laissant supposer que « le catholicisme et le bien idéal peuvent se confondre ». Et de conclure que son père aurait dû « prendre un autre homme, de profession libérale et moderne, un médecin, par exemple » : V.H. – D'abord en général il y aura toujours des religions et des prêtres. On peut être prêtre de plusieurs manières. Quiconque enseigne le monde invisible est prêtre. Ch. – Alors prends un penseur, un de ces prêtres de l'avenir, et non le prêtre du passé, l'ennemi de l'avenir. V.H. – Je ne peux mettre l'avenir dans le passé. Mon roman se passe en 1815. Prêtre catholique, d'ailleurs, cette pure et haute figure du vrai prêtre était la plus sanglante satire dirigée contre le prêtre actuel. Ch. objecte le mécontentement de quelques républicains aveugles et entêtés. Ici Victor Hugo s'exclame: Je ne tiens pas à l'opinion des républicains fous ou aveugles. Je ne tiens plus qu'à l'accomplissement de mon devoir. Au moment de la vie où je suis arrivé, après avoir traversé ce qu'on est convenu d'appeler les grandeurs humaines, après avoir été académicien, pair de France, membre de deux assemblées qui ont gouverné la France sous la République et qui ont fait trembler l'Europe, après avoir refusé le Ministère, je vis dans l'exil. Là, je perds le caractère de l'homme pour prendre celui de l'apôtre et du prêtre. Je suis prêtre. L'homme a besoin de religion. L'homme a besoin de Dieu. Je le dis hautement, chaque soir je prie8 . L'argumentation de Victor Hugo allait dès lors se situer sur deux plans : celui de la fiction, ou du roman qui « se passe en 1815 » ; celui, d'autre part, de la cohérence plus ou moins systématique qu'on est en droit d'attendre de la « philosophie »; « l'homme a besoin de religion ». D'un côté les exigences propres à l'invention de personnages et de situations individuelles, exigences qui tiennent d'abord à ce qu'un roman a toujours déjà commencé, et que son inci- pit ne se justifie que d'être restitué à son intertexte historique. De 8. Maison de Victor Hugo, α 8897 [1854]. 8 Bernard LEUILLIOT l'autre, la formulation, comme par analogie, des mêmes attitudes sur un plan qu'on dira conceptuel. C'est ainsi qu'une même pensée a bien pu trouver à s'exprimer dans l'œuvre de Pascal et dans celle de Racine ; il n'y a cependant que la mort dans la première, il n'y a jamais la mort mais seulement Phèdre mourante dans la seconde. Le personnage de l'évêque Myriel relève lui aussi d'un univers infiniment problématique: ce qu'il « uploads/Litterature/lire-les-miserables.pdf

  • 52
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager