Les Cahiers du journalisme n o 24 – Été 2012 218 219 Journalisme, culture techn

Les Cahiers du journalisme n o 24 – Été 2012 218 219 Journalisme, culture technique et reformation didactique... Journalisme, culture technique et reformation didactique Olivier LE DEUFF Laboratoire Mica EA 4426 Université de Bordeaux 3 oledeuff@gmail.com Malgré un statut professionnel et la volonté de défendre des compétences ouvrant l’accès à l’exercice de la pratique journalistique, la profession est rarement caractérisée par la dimension technique. L’objectif de cet article est d’examiner jusqu’à quel point les évolutions du numérique entraînent un réexamen de la formation au journalisme, notamment une remise en cause d’une formation uniquement à visée professionnelle avec la possibilité d’une formation plus précoce via une reformation didactique au niveau du secondaire. Nous souhaitons également vérifier si les spécificités techniques du journalisme s’accroissent avec le développement des contenus sur le Web, notamment du fait des innovations technologiques qui se multiplient (Joannes, 2010). Nous avons choisi à cet effet d’interroger, via des questionnaires semi-directifs (voir annexe 1) par messagerie ou par téléphone, six journalistes ou anciens journalistes engagés dans une démarche de publication numérique, notamment sur des blogs et présents également sur Twitter. Leurs profils sont toutefois divers (annexe 2). Ce choix restreint s’explique par le fait que nous souhaitions interroger des journalistes initiés en matière de numérique et ayant une véritable expérience des mutations du numérique afin d’observer l’évolution de leurs pratiques professionnelles et de leur réflexion sur le sujet. Nous souhaitions mesurer si ces derniers avaient développé de nouvelles compétences et utilisaient régulièrement les nouveaux outils désormais indispensables à leur travail. Face à la concurrence d’amateurs qui maîtrisent parfois bien mieux les outils techniques, et en arrivant sur le terrain du numérique déjà occupé par d’autres professionnels de l’information, notamment les informaticiens (avec de l’information de type données) et les documentalistes (dans l’identification et l’indexation de sources), les journalistes sont contraints de repenser les spécificités de leur profession et leur rapport avec les objets techniques. C’est pourquoi, nous tenterons de montrer que le journalisme peut être considéré comme une ingénierie via une rationalisation des savoirs et des savoir-faire mobilisés, ce que nous qualifions de « culture technique » dans le sens retenu par le philosophe Gilbert Simondon (1989). Cette culture technique journalistique nécessite une sortie hors du « flou » et un travail d’explication pour aller dans une démarche davantage didactique. Le journalisme est parvenu au cours du siècle précédent à se constituer en un groupe reconnu dans une démarche de mise en visibilité et de relative homogénéité de la profession. Désormais, cette mise en visibilité concerne plutôt les compétences, c’est-à-dire les savoirs et les savoir-faire requis qui mériteront une transmission. Cela signifie que la formation doit s’appuyer sur des concepts et savoirs plutôt que sur des compétences parfois intangibles voire simplement intuitives. Il s’agit donc bien plus de tendre vers une « ingénierie journalistique » via le développement d’une culture technique que de défendre un statut pour en réserver l’accès. Nous voulons examiner également l’existence d’une culture de l’information propre à la profession en comparant les éventuels terrains communs avec la documentation. L’arrimage de la formation autour de savoirs notamment techniques et de notions – voire de concepts – permet de mieux envisager une transmission du journalisme au-delà d’une vision marchande en la rapprochant du projet de la didactique de l’information (Duplessis, 2005) qui placerait l’éducation au journalisme bien plus tôt dans le cursus en se rapprochant de la formation à l’information et aux médias. Un secteur en transformation Les technologies du numérique et les nouveaux outils, qui émergent notamment autour du Web 2.0, ne sont pas sans influence sur la conception du journalisme. Le rapport avec ces nouveaux outils n’est pas celui d’une opposition ou d’une concurrence, malgré Les Cahiers du journalisme n o 24 – Été 2012 220 221 Journalisme, culture technique et reformation didactique... l’essor d’agrégateurs de news dans le style de Google news ou de Wikio. Parmi les journalistes que nous avons interrogés, le sentiment de concurrence est faible. Les outils comme Google news leur paraissent utiles, y compris dans leurs pratiques. David Abiker évoque même une « complémentarité ». Jean François Garsmeur possède une vision quelque peu différente. Ancien journaliste dans la presse quotidienne régionale, il est devenu professeur-documentaliste. Il évoque des évolutions en ce qui concerne les agences de presse et le journalisme de news : « Les agences de presse séparaient autrefois leurs livraisons entre news (actu brèves et chaudes, factuelles) et en features (édito, articles magazines, dossiers, reportages, etc.). Je pense que le journalisme de news est un peu condamné par Twitter et surtout par les robots intelligents qui seront sans doute conçus pour pusher l’info chaude ». Qu’il faille y voir une complémentarité ou une concurrence, les nouveaux outils obligent toutefois à distinguer ce qui relève vraiment du journalisme et à formuler plus nettement les compétences requises. Compétences partagées ou « bunkérisation » ? Face à une concurrence diverse, la tentation pourrait être celle de la « bunkerisation1 » pour défendre la profession, une tentation qui n’est pas nouvelle et qui a déjà par le passé constitué un moyen de distinguer des formes de journalisme amateur par rapport à d’autres formes plus professionnelles. Cette évolution, bien mise en avant par Ruellan (1993), semble à nouveau interrogée. Beaucoup d’ailleurs n’hésitent pas à faire le deuil du professionnel, préférant parler d’abord de journalisme plutôt que de journaliste : « Je n’utilise pas le mot «journaliste» mais «journalisme». Le journalisme pris comme une fonction (intégrant donc le partage de compétences journalistiques avec des non-professionnels), non comme un métier2 ». Le numérique contraint-il le journalisme à devoir fortement évoluer ? C’est en tout cas ce que semble vouloir dire le journaliste et blogueur Benoît Raphael, ancien rédacteur en chef et co-fondateur du Post, avec le sous-titre de son blog : « L’ADN de l’info a changé, il faut changer l’ADN des journalistes ». Si d’ailleurs, nous poursuivons son raisonnement qui fait de nous tous demain des journalistes, il est tentant de concevoir le journalisme comme des compétences à partager plutôt qu’à réserver. Raphael appelle d’ailleurs à des changements radicaux, évoquant notamment une révolution et des nouvelles stratégies au sein des rédactions. La transformation est parfois également physique entre le journaliste de terrain et celui qui est de plus en plus « sédentarisé » et s’éloigne parfois des sources primaires (Rebillard, 2006). Dès lors, la question de compétences nécessaires pour maîtriser les outils et l’information qui circule sur les réseaux mérite d’être posée. Les multi-compétences Plusieurs compétences ne sont pas ou plus l’apanage du journaliste, notamment quand il s’agit d’évoquer des techniques de recherche ou de traitement de l’information. Pélissier et Diallo (2009) évoquent même la question de l’émergence d’une compétence documentaire quant à la maîtrise de la recherche d’informations, notamment avec le moteur de recherche Google. La répondante Sabine Blanc parle, quant à elle, de capacité à bidouiller, c’est-à-dire à se confronter à la technique quand le besoin se fait ressentir, même s’il s’agit de code informatique. Elle y voit également l’avènement de « journalistes programmeurs », ce qui pose pleinement la question des compétences informatiques. Pourtant, cette évolution vers de multiples compétences ne contribue pas à distinguer pleinement celles qui caractérisent le journalisme : « Les jeunes journalistes sont poussés à acquérir des compétences techniques nouvelles et surtout polyvalentes, alors que la polyvalence n’était pas du tout encouragée auparavant (au contraire). C’est le modèle du «journaliste Shiva», qui fait de l’écrit, de l’image et du son, simultanément, et comme il peut3 ». Ce journalisme « mobile et polyvalent » (Rieffel, 2001) se traduit par une multi-compétence qui rapproche le journaliste d’autres professions, et qui se se traduit souvent par une précarisation dans les faits. Une précarisation qui pose question en matière d’éthique et de qualité de l’information dispensée, ce qui ne peut que nous interroger sur la culture de l’information à l’œuvre dans le milieu. D’ailleurs, est-il réellement possible d’évoquer une culture de l’information (Le Deuff, 2009) spécifique au journalisme ? Une culture de l’information particulière ? Évoquer une culture de l’information oblige nécessairement à une réflexion autour de la notion même d’information dans le milieu professionnel. En effet, de quel type d’information s’agit-il vraiment ? Traditionnellement, l’information journalistique renvoie surtout à l’information de type médiatique ou de type news. Cependant, il est difficile de la déconnecter de son acceptation de « connaissances », plus proches de celles des journalistes tandis que le déploiement du numérique oblige à songer à sa définition informatique, proche du concept de données prisé davantage par les informaticiens. Les Cahiers du journalisme n o 24 – Été 2012 222 223 Journalisme, culture technique et reformation didactique... Des proximités avec la documentation La culture de l’information journalistique apparaît liée à une éthique de l’information et à un devoir d’explication. Cette culture de l’information, reposant sur le devoir d’informer du journaliste, prend en compte l’importance d’une information mondiale compréhensible par tous selon les propos de Franco Siddi, président de la Fédération nationale de presse italienne (syndicat unitaire des journalistes italiens) : « Pour le journaliste «global» de ce siècle, c’est uploads/Management/ 12-le-deuff.pdf

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  • Publié le Apv 26, 2021
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