1 La notion de rapport au savoir : origines et problématiques Bernard Charlot L
1 La notion de rapport au savoir : origines et problématiques Bernard Charlot La vie est une aventure – avec des imprévus, de l'inattendu, des rencontres. Mais cette aventure est rarement l'effet de complets hasards. Quand on y réfléchit, apparaissent des logiques qui font que ces rencontres inattendues étaient possibles ; on ne rencontre pas n'importe qui, n'importe où, n'importe quand. Le GFEN a reçu de l'extérieur la notion de rapport au savoir, par mon intermédiaire, au début des années 80, mais, d'une certaine façon, cette notion fait partie de son ADN, tout au moins implicitement. La question du rapport au savoir est aussi ancienne que la philosophie. "Connais-toi toi-même", conseillait déjà Platon, et Descartes validait l'évidence des idées claires en partant de la coïncidence entre "je pense" et "je suis". Si la question est ancienne, la notion est plus récente. Elle apparaît pour la première fois, semble-t-il, chez Lacan, en 1960, dans une conférence où il critique l'idée d'unité du sujet et pose le rapport au savoir comme élément constitutif de ce sujet. La notion a donc partie liée, dès l'origine, avec la psychanalyse, la question du sujet et celle du désir. Elle a partie liée, également par une autre voie, avec la sociologie, la question de l'école et celle des inégalités sociales face à l'école. Elle apparaît en effet, sous des formes voisines, chez Bourdieu – d'une façon indépendante de Lacan. Dans La Reproduction, en 1970, Bourdieu et Passeron utilisent les expressions « rapport au langage », « rapport au langage et au savoir », « rapport à la culture ». La notion était d'ailleurs déjà implicite dans Les Héritiers, en 1966. La façon dont les élèves se rapportent à l'école et au savoir, transmise par leurs familles, est fondamentale dans la reproduction des inégalités sociales dans l'école et par l'école. Par ailleurs, la notion de "rapport à…" est centrale chez Marx et amplement reprise par Althusser dans les années 70 – et, dans ces années 70, Marx est une référence fondamentale pour le GFEN et pour moi. Si la question est ancienne et si la notion apparaît au début des années 60 en psychanalyse et au début des années 70 en sociologie, la problématique du rapport au savoir naît vraiment en sciences de l'éducation, à partir de la fin des années 70. Elle est 2 développée par moi-même et l'équipe ESCOL1, que je fonde à l'université Paris 8, dans une perspective socio-anthropologique, et par Jacky Beillerot et le CREF2 de l'Université Paris X, dans une perspective psychanalytique. Plus tard, Chevallard posera la question dans une perspective didactique, à partir de l'idée de transposition didactique (qui vient elle-même de la sociologie, puisqu'elle a été originellement proposée par Michel Verret, qui était sociologue). La question fondamentale de Beillerot est celle du désir, la mienne est celle de l'inégalité sociale face à l'école. Nous sommes donc, d'une certaine façon, des héritiers de Lacan et de Bourdieu. Mais, en fait, la situation théorique est beaucoup moins sommaire que ce qui apparaît quand, souvent, on présente d'un côté Charlot, ESCOL et la sociologie et, de l'autre, Beillerot, le CREF et la psychanalyse. La problématique du rapport au savoir se développe en sciences de l'éducation, avec deux caractéristiques propres à cette pluri-discipline et absentes chez Lacan et chez Bourdieu : interdisciplinarité et intérêt pour ce qui se passe dans les salles de classe. Dans ces années 70-80, je suis plutôt sociologue, c'est vrai, mais je viens de la philosophie (où j'ai aussi étudié la psychanalyse), je m'intéresse également à la question du désir à travers celle de la mobilisation de l'élève pour apprendre et, de 1973 à 1987, je suis professeur d'école normale, très souvent dans les classes. Beillerot est plutôt du côté de la psychanalyse, c'est vrai, mais il est formé en Histoire, n'est pas psychanalyste et s'intéresse beaucoup à la formation des adultes et à la question sociale ; il est d'ailleurs issu du groupe Desgenettes de sociopsychanalyse, autour de Gérard Mendel. En outre, nous sommes ou avons été tous deux actifs militants syndicaux (lui, du SGEN ; moi, du SNESup puis du SGEN) et avons dirigé ensemble (et avec une grande complicité), comme président et vice-président, de 1990 à 1996, l'Association des Enseignants- Chercheurs en Sciences de l'éducation (AECSE). Les équipes de recherche que nous avons créées et pilotées ne permettent pas non plus de diviser la question du rapport au savoir entre question sociologique d'une part, et question psychanalytique d'autre part. À ESCOL, Jean-Yves Rochex, qui m'a tôt rejoint, a des intérêts théoriques liés à la psychanalyse. Au CREF, Nicole Mosconi a de fortes préoccupations féministes. En fait, la différence entre ESCOL et le CREF est également interne à la psychanalyse. Je l'ai 1 Éducation, Scolarisation et Collectivités locales, équipe que j'ai créée en 1987 pour travailler sur la question du rapport au savoir et celle des ZEP. Après mon départ au Brésil, en 2003, E. Bautier et J.Y. Rochex ont transformé ESCOL en "Éducation et Scolarisation". Personnellement, je regrette ce changement de nom, qui referme l'école sur elle-même. 2 Centre de Recherche en Éducation et Formation. 3 découvert lorsque, lors d'une des rares occasions au cours desquelles Beillerot et moi avons parlé de rapport au savoir (nous parlions surtout des urgences de notre militantisme commun), il m’a dit, sur un ton qui n'était pas vraiment élogieux : "tu es lacanien". Ce qui m'a poussé à aller y voir de plus près et, effectivement, je suis plutôt lacanien (héritier de Hegel à travers Marx – et donc considérant que le sujet est immédiatement social), alors que le CREF est plutôt freudien, ce qui est très net chez N. Mosconi, qui pose la question d'une socialisation d'un sujet d'abord pensé en termes de pulsions, hors social. Si j'insiste un peu sur ces éléments historiques, ce n'est pas seulement pour répondre à ce que j'ai entendu de la demande de Jean et Jacques Bernardin, c'est aussi parce que cette histoire renvoie à des enjeux problématiques fondamentaux. Poser la question du rapport au savoir, c'est refuser de séparer, d'un côté la question du social et, de l'autre, la question du sujet. C'est sans doute pour cela que cette problématique n'a été développée ni par la psychanalyse ni par la sociologie, car elle avait besoin de la rencontre des deux questionnements. Ce n'est sans doute pas un hasard, non plus, si le GFEN a été créé par un psychologue, qui était aussi un militant politique communiste, Henri Wallon. La reproduction des inégalités sociales à l'école est certes un effet des structures et pratiques sociales et scolaires, mais elle passe par les différences de rapports à l'apprendre, au savoir, à l'école. "Symétriquement", le désir de savoir, le désir d'apprendre telle ou telle chose, ne tombe pas du ciel, il se construit dans une histoire singulière qui est aussi une histoire sociale. Personne ne naît paresseux ; nos enfants et nos élèves apprennent la paresse au cours de leur vie, en particulier à l'école. Personne ne naît aimant ou détestant les mathématiques ; c'est l'école qui nous apprend à les aimer ou à les détester. En outre, je pense, pour ma part, que la rencontre de la psychanalyse (ou, plus généralement, de la psychologie) et de la sociologie n'est pas suffisante pour comprendre le rapport à l'école et au savoir. D'une part, apprendre a un objet et il faut donc, toujours, poser la question épistémique (apprendre, c'est faire quoi ?) – au-delà de la question méthodologique (comment on fait ?). Apprendre, cela peut être apprendre à faire, ou à se comporter dans des relations, ou apprendre un contenu intellectuel, mais c'est toujours apprendre quelque chose. Il existe une sorte d'emboîtement des questions, depuis le rapport à l'apprendre, puis le rapport au savoir (qui est une forme spécifique de l'apprendre), puis le rapport à telle ou telle forme du savoir (le rapport à la poésie n'est pas semblable au 4 rapport aux mathématiques). Je pense que quand on travaille avec des élèves, il faut prendre en compte ces trois niveaux. De ce point de vue, je constate que, historiquement, il s'est produit un étrange cousinage entre la réflexion sur le rapport au savoir et… les mathématiques. Je ne sais pas exactement pourquoi – même si j'ai quelques pistes. Mais c'est un fait, constatable historiquement chez Platon ou Descartes, plus récemment dans l'intérêt de Lacan pour la topologie ou, plus récemment encore, dans les équipes ESCOL et CREF. J'ai écrit sur les mathématiques dans les années 70, notamment un texte sur les contenus non mathématiques de l'enseignement des mathématiques que, en regardant dans le rétroviseur, je comprends être un texte pré- rapport au savoir. Au CREF, Claudine Blanchard-Laville et Françoise Hatchuel sont, à l'origine, professeures de mathématiques. Ce n'est donc sans doute pas par hasard que l'intérêt de la didactique pour la notion de rapport au savoir soit venu de la didactique des mathématiques, en particulier avec Chevallard, mais aussi avec Brousseau, dont la notion de "contrat didactique" pose, selon moi, une question de rapport au savoir. uploads/Management/ bernard-charlot-la-notion-de-rapport-au-savoir-origines-et-problematiques.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/1TA7ZlJg7oIcPUr98PqevnxT6sByLMcIaTdpQgLdYxtrQ15i7ckVUv1VCMFrsZswFBrlSuThxQfnIZVBaHWjr7iN.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/QI8t76KOS7BpzbKjHAQuaSvtKzmJmP9FW0P3AqONYuX530gAAbCo9bqXN9TE7kuLc0E9NHJKXzmdQf1ZwihoVA2Z.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/0Yyal4NGKE4huXGcCJy35hIizcxlq5x4TyyyQ240BaGsv7bZi4gBAErooxvWqwvFZUxAagn7fF1LFtDOOvysy8lZ.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/R31XUQKMnSmQazHUqmW9QRZskCOakWPczphy1VXvjjYZupT6dgEZL650S6DbTwO0okbIKd1Prz45rKqBQ8JfMqil.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/7KUAhVTKpKlkyWNX4GQo1YPIf2jvQpCsxMCuAzwKLxIg7LmKQ71NAdEkWWl7VTUGhY7Kb0IdkfNDgGLXfFcUOr3L.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/4ZHjOAYTIL3JrjIhmyQJUaT8vJyFwJ9VP4nlY85pKG6UGNmfcWgqwKgy8GhGPPwQ31nQwCsEuV8guU3XFrftBWrw.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/t8LEK6SPCk6gh3o4NYKQfrgUyuyQonUrYHbqnW6pLtvLcuyuTfq85d7EgvJomhiacCQjApwOSwonFOl9pyK2GZiG.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/Cbkc4PeAabR6OPeZdX2nKAEzJVM9lOaDx71TG3E2PflhxAPQfZsY9nOUJp8IaqedriSZyVEyL0x4o6dDz0R9BuKx.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/AQKDXUbMJQonU0sTJ7KHnGVllWpXc4rgZVXm8B2L9aC8J4DtnrrCD4G39Yv9gjRPgZLd4LCPVD1uC5v6Z472ZYwG.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/wg7wHCS8em4NUYE1biRZYOSsOAdijBAhbY2kz6z7bxGuW1KlDsK7siJxPfmazgCylp9S1GFBo9Mjy4iQfaSxHRMK.png)
-
28
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 09, 2022
- Catégorie Management
- Langue French
- Taille du fichier 0.1854MB