5 1 ENCYCLOPEDIE DES NUISANCES §2 , Dictionnaire de la déraison dans les arts,

5 1 ENCYCLOPEDIE DES NUISANCES §2 , Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences & les métiers Novembre 1985 - Trimestriel ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES TOME 1 FASCICULE 5 Directeur de la publication: François Martin Adresse: Boîte postale 188, 75665 Paris Cedex 14 Prix du numéro: 30 francs Trimestriel. Abonnement annuel (4 numéros) : 100 francs c.c.r : 19 624 51 E Paris Photocomposition: Cicero, 12, rue Saint-Gilles, 75003 Paris Imprimé en France par Impressions F.L., 4 à 18, rue Jules-Ferry, 93 La Courneuve Dépôt légal: novembre 1985 N° commission paritaire: refusé définitivement N° ISSN : 0765-6424 Irl ABASOURDIR Rien qu'à envisager dans ses moyens modernes l'action d'abasourdir, (( étourdir à l'extrême par un grand bruit », on est vaguement ahuripar la multiplicité des émetteurs qui contribuent par leurs (( bruits» en tout genre à l'étourdis- sement présent, à la perte de conscience de ce temps. Nous choisirons donc d'en qualifier d'un seul coup un grand nombre, en affirmant tranquz/lement que l'ensemble de l'information existante doit être considérée, dans sa fonc- tion la plus générale, comme vacarme socialement noczf Jamais,' quand c'est l'usage du langage lui- même qui se perd, on n'a autant parlé de communication, C'est toujours bien sûr de communication' unilatérale, d'information qu'il s'agit en fait, par exemple quand un spécialiste du monologue autoritaire se dé- finit fièrement comme un « passionné de communication ». Mais les réalités correspon- dantes se sont à ce point raréfiées que la ren- contre des mots « passion» et « communi- cation» dans la bouche d'un publicitaire paraît plutôt banale, tandis qu'il deviendrait presque fantastique de rappeler l'antago- nisme entre information et communication ; et que celle-là ne s'est développée qu'au détriment de celle-ci, jusqu'à pouvoir impu- nément se parer de son nom, dernier hom- mage que le mensonge rend à la vérité. Incongru en tout cas, comme si l'idée d'une communication qui ne serait pas parfaite- ment satisfaite par la circulation accélérée des informations évoquait quelque besoin bes- tial, qu'il convient de taire entre gens de bonne compagnie. Pourtant, aucune thèse de la critique révolutionnaire moderne ne s'est peut-être vérifiée avec autant de lourdeur. C'est d'ailleurs pourquoi sa vérité est aujourd'hui presque impossible à communi- quer : ce qui la confirme est en même temps ce qui la rend, dans le vacarme médiatique qui abasourdit quotidiennement nos contem- porains, proprement inouïe. Comme d'autres vérités élémentaires, elle semble, dans la résignation générale, ne servir qu'à quelques-uns, n'être qu'une fantaisie parti- culière, parce qu'elle pourrait trop bien ser- vir à tous, et que personne ne veut la servir. Il y a des époques où mentir est presque sans 89 danger parce que la vérité n'a plus d'amis: elle reste une simple hypothèse, et d'autant moins sérieuse qu'on ne peut ni ne veut la vérifier. Presque plus personne ne cohabite avec la vérité. Comme s'il n'y avait là qu'une fatigue inutile, dans un monde où tant de plaisirs faciles s'offrent à nous. Mais ces plai- sirs, qui ne sont même pas faciles, ne sont pas non plus des plaisirs. Et la réalité du mal- heur renvoie à la nécessité de simuler, dans un cercle vicieux dont bien peu parviennent à sortir. Quand on ne veut rien se communiquer de véridique, on a besoin d'être régulière- ment approvisionné en mensonges et bille- vesées. Et quand on est aussi informé que les citoyens modernes ont la chance de l'être, on n'a assurément aucun besoin de se commu- niquer quoi que ce soit : on détient avec assez d'abondance les moyens de parler' de tout ce dont on n'a aucune expérience pour ne jamais parler de ce dont on a une expérience si désas- treuse, sa vie. Bouvardage et pécuchétisation sont ainsi les deux mamelles de l'ignorance informée, d'où coule à flots généreux le lait pollué de la bêtise moderne (voir l'article Abêtissement). Pour parler de la vie réelle, il faudrait commencer, un peu d'hygiène, par ne pas être des citoyens informés, par se net- toyer l'esprit de ce qu' y déversent ces seules sources autorisées que sont les égouts média- tiques. Faute de quoi, ce sont les choses les plus simples qui deviennent les plus diffici- les à dire, parce qu'il n'existe presque plus d'accord sur un langage qui puisse les nom- mer. La raison pour laquelle l'information peut se renouveler chaque jour et charrier une infinie variété d'immondices est elle-même quelque chose de très simple : il y a infini- ment de façons de ne pas appeler les choses par leur nom. Beaucoup plus que de leur appliquer le terme exact. Mais une fois ce terme exact trouvé, il est inutile de le répé- ter tous les jours, et c'est pourquoi ceux dont l'utilité sociale reconnue, c'est-à-dire payée, est de parler tous les jours ne doivent jamais employer le terme exact. Quand les hommes se mettent d'accord sur une définition pré- cise, ils n'ont aucun besoin d'en être infor- més quotidiennement : quand ils savent ce qu'est un Etat, par exemple, il n'y a rien à leur révéler sur ses services secrets. Nous répète-t-on à chaque instant que la terre est ronde? Il est au contraire urgent de nous assener le plus souvent possible que la mar- chandise est fondamentalement honnête, que les dirigeants sont compétents, et que dans le travail, si l'on sait s'y prendre, on peut « se faire plaisir », et mêrne « s'éclater ». Des informations de cette qualité ne pourraient se soutenir par elles-mêmes plus d'une jour- née, ni même plus d'une heure, s'il y avait la moindre concurrence. On comprend donc que la seule force du mensonge et du confu- sionnisme de l'information est d'être là cha- que jour, et d'y être seuls. Si l'on se soucie d'exactitude, on peut par exemple discuter, quand il s'agit d'un socia- liste français, des avantages respectifs des mots fripouz/le et canatfle ,. scélérat est par- fois trop fort, paltoquet souvent trop faible. Mais enfin, tout cela, quand on s'en tient à la volon té de décrire fidèlement la chose, reste très limité par rapport aux innombrables qua- lificatifs qu'il devient possible de lui appli- quer, plus on s'éloigne de sa réalité. Toutes sortes de relations peuvent être alors établies entre les réalités les plus disparates, tandis que n'apparaîtra pas le rapport violemment nécessaire entre, disons, l'aliment Findus et la pensée Fabius, et que personne ne dira combien il est incongru, illogique et intel- lectuellement infâme de subir deux choses si proches l'une de l'autre et de ne pas les réu- nir en un tout harmonieux, en les vomissant ensemble. Dans l'information comme ailleurs, la quantité prétend suppléer à la qualité, avec ce résultat inévitable qu'y prolifèrent l'arbi- traire et l'inepte, le nécessaire et l'utile deve- nant fantomatiques et insaisissables. Il est vrai que dans un système qui tend à n'être plus, 90 strictement, la chose de personne (quoique certains aient bien sûr intérêt à fomenter cette perte de contrôle), chacun a toujours énor- mément de choses à apprendre, sur la compo- sition d'un aliment chimique ou sur celle de la loge P2, sur les agissements publics des pouvoirs occultes ou sur les agissements occultes des pouvoirs publics. Quand les réa- lités vécues et les problèmes ne sont jamais gérés par les individus concernés mais par d'autres sur lesquels ils n'exercent aucun con- trôle , il faudrait donc sans cesse s'informer, pour savoir ce que ce monde devient, dans sa course autonome vers sa perte. Une telle tâche ayant quelque chose d'immédiatement accablant, de sémillants informaticiens nous proposent leurs consoles en guise de consola- tions : « On a calculé qu'en moyenne, au cours de sa vie, un être humain traitait un milliard d'informations utiles. 80 milliards d'hommes nous ont précédés. C'est donc 80 milliards de milliards d'informations qui ont été traitées au cours de l'histoire de l'humanité. Or, grâce aux ordinateurs, 30 milliards d'informations seront traitées en 1985 et le double en 1986. Donc, seront trai- tées en deux ans plus d'informations que cel- les traitées depuis l'origine de l' homme jusqu'à nos jours. Aujourd'hui, une vie d'homme correspond à 100 000 vies d'hom- mes d'autrefois, en capacité de traite/ment d'informations» (Thierry Breton, les Echos, supplément du 28 juin 1985). Ce terminal vaguement anthropoïde semble s'emmêler les microprocesseurs dans ses calculs, mais peu importe, il n'est aucun besoin de traiter des milliards d'informations, ni même une seule, pour sentir ce qu'est une « vie d'homme» consacrée à traiter des informations, une vie si « branchée »,« câblée »,« fibrée» qu'elle participe en deux ans à une histoire plus riche que toute l'histoire passée, Autrefois, des hommes qui vivaient 100 000 fois moins qu'il nous est désormais permis grâce aux ordinateurs auraient facilement trouvé un mot pour qualifier une telle vie. Abjection par exemple. Mais aujourd'hui le fait d' énon- cer un tel jugement ne peut apparaître aux gens informés que comme la marque d'une aigreur désespérée, digne des plus fracassants ratés du passé: l'époque qui produit à foi- son des réussites intellectuelles du calibre de celle d'un Thierry Breton découvre très uploads/Management/ encyclopedie-des-nuisances-fascicule-5-novembre-1985-pdf.pdf

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  • Publié le Sep 07, 2021
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