E. LAURENT, J.-A. MILLER, L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique 1 1

E. LAURENT, J.-A. MILLER, L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique 1 1 L’Autre qui n’existe pas et ses Comités d’éthique Éric Laurent et Jacques-Alain Miller Première séance de séminaire (mercredi 20 novembre 1996) Jacques-Alain Miller : C’est sous ce titre, l’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique qu’Éric Laurent et Jacques-Alain Miller, tous les deux, nous commençons un séminaire qui se poursuivra tout au long de cette année dans cette salle à cette même heure. Nous commençons à deux, mais, conformément à la notion qui est celle du séminaire, nous espérons le poursuivre de temps à autre avec d’autres, à plusieurs, avec le renfort que pourront éventuellement nous apporter ceux qui voudront bien nous rejoindre dans cette élaboration. Il y a une relation entre d’une part le titre sous lequel nous situons notre point de départ, le thème de l’inexistence de l’Autre et de l’éthique concoctée en comité et d’autre part le mode sous lequel nous entendons travailler et présenter ce travail devant vous à savoir celui de ce jour. Si nous avons choisi de réunir et de fusionner les thèmes que nous avions déterminés et annoncés chacun de notre côté, si nous avons choisi de nous retrouver ensemble à cette tribune, si nous avons choisi d’enseigner sur le mode du séminaire c’est d’abord pour la raison suivante : c’est aux fins de mettre en évidence, d’exhiber, j’irais même jusqu’à dire de mettre en scène ce dont il s’agit, c’est-à-dire précisément que l’Autre grand A n’existe pas, de mettre en évidence que nous renonçons cette année au monologue enseignant, qui, quoiqu’on en ait, fait croire à l’Autre, à l’Autre singulier, majuscule, unique, à l’Autre de référence et que nous préférons, étant donné ce dont il s’agit, nous préférons vous présenter l’Autre de l’enseignement sous une forme double, dédoublée. Ce tandem est ainsi l’amorce d’un pluriel. Si déjà on franchit la prison de l’Un, de l’Un Autre pour passer au Deux, alors tous les espoirs sont permis et peut être tous les désespoirs sont permis. Si nous présentons ici à deux, c’est pour affaiblir l’Autre, conformément à notre thèse de départ. C’est pour l’ébranler, le miner, le ruiner, le révéler dans sa ruine. Et c’est aussi du même coup constituer le comité, pour esquisser le comité, pour jouer au comité, pour manifester ainsi que l’inexistence de l’Autre ouvre précisément l’époque des comités. Celle où il y a débat, controverse, polylogue, conflit, ébauche de consensus, dissension, communauté avouable ou inavouable, partialité, scepticisme et cela sur le vrai, sur le bon, sur le beau, sur ce que parler veut dire, sur les mots et les choses, sur le réel. Et ce, sans la sécurité de l’Idée majuscule, sans celle de la tradition, ni même sans la sécurité du sens commun. Est-ce cela qui a été proclamé par le dit fameux Dieu est mort ? Certainement pas, car la mort de Dieu comme celle du père, mis en scène par Freud dans son Totem et Tabou, ne met E. LAURENT, J.-A. MILLER, L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique 2 2 fin au pouvoir d’aucun, ni de Dieu ni du père, mais au contraire l’éternise, sert de voile à la castration. La mort de Dieu est contemporaine de ce qui s’est établi dans la psychanalyse comme règne du Nom-du-Père. Et le Nom-du-Père c’est au moins ici en première approximation, comme le signifiant que l’Autre existe. Le règne du Nom-du-Père correspond dans la psychanalyse à l’époque de Freud. Si Lacan l’a dégagé, mis au jour, formalisé, ce n’est pas pour y adhérer, ce n’est pas pour le continuer, le Nom-du-Père, c’est pour y mettre fin. C’est ce qui s’annonce sous les espèces du mathème qu’on lit grand S de A barré, signifiant de l’Autre barré, c’est ce qui dans l’enseignement de Lacan s’est annoncé ici et qui a éclaté lorsqu’il en a donné la lecture du pluralisme des Nom-du-Père, la lecture Les Non-dupes errent, en mettant le Nom-du-Père au pluriel. Et non seulement cette lecture de ce mathème, pluralise le Nom-du-Père mais encore elle l’effrite, elle le dévaste au-delà du réel et ce par l’équivoque, en attaquant le lien du signifiant à ce qu’on croit être son, entre guillemets, « signifié ». C’est l’équivoque célèbre entre les Noms-du-Père et les Non-dupes-errent, à quoi Lacan a été logiquement amené à partir de son séminaire Encore, que j’ai commenté en partie l’année dernière, à mon cours, et cette équivoque consacre celle de l’inexistence de l’Autre. L’inexistence de l’Autre ouvre véritablement ce que nous appellerons l’époque lacanienne de la psychanalyse. Et cette époque c’est la nôtre. Pour le dire autrement, c’est la psychanalyse de l’époque de l’errance, c’est la psychanalyse de l’époque des non-dupes. De quoi sont-ils non-dupes ces non-dupes ? Certes ils ne sont plus, plus ou moins, plus dupes des Noms-du-Père, au-delà ils ne sont plus, plus ou moins plus dupes de l’existence de l’Autre. Ils savent explicitement, implicitement, en le méconnaissant, inconsciemment mais ils savent, que l’Autre n’est qu’un semblant. De là l’époque, la nôtre, l’actuelle voit s’inscrire à son horizon, tout autre horizon que le mur, la sentence que tout n’est que semblant. L’époque en effet est prise dans le mouvement, toujours s’accélérant, d’une dématérialisation vertigineuse, qui va jusqu’à nimber d’angoisse la question du réel. Cette époque est celle où le réel, ou plutôt le sens du réel est devenu une question. Nous aurons sans doute à examiner des travaux contemporains, actuels de philosophie où s’étale aussi bien la mise en question que la défense du réel. Et qui témoignent, dans les livres, sous des modalités naïves, sophistiquées, la douleur des non dupes quant aux statuts et quant à l’existence du réel. S’il y a crise aujourd’hui, on n’est pas sûr que le mot soit approprié, mais s’il y a crise ce n’est pas, me semble-t-il - j’ai dit me semble-t-il parce que nous ne nous sommes pas concertés sur tout, nous ne nous sommes pas racontés avant l’occasion ce que nous allions dire chacun sinon on s’ennuierait, nous avons fixé ensemble une orientation, une direction, quelques repères, échangé quelques faxs et puis nous marchons. Donc je découvrirai avec vous exactement ce qu’Éric Laurent a préparé comme lui-même il le découvre maintenant pour moi. Ce qui est fixé, c’est que nous sommes quand même sur des rails - s’il y a crise, je ne sais pas si on doit dire qu’il y a crise ou non, mais enfin s’il y a crise ce n’est pas, me semble-t-il comme à l’époque de Descartes une crise du savoir. D’où Descartes a pu forer l’issue de cette crise du savoir par le promotion du savoir scientifique. J’aimerais bien qu’on y revienne au cours de l’année. Une crise, la crise de l’époque cartésienne, est une crise dont le ressort sans doute principal a été l’équivoque, l’équivoque, oui, la fameuse équivoque introduite dans la lecture du signifiant biblique. Équivoque qui est due à l’irruption de la Réforme. Et donc on a assisté à une crise de l’interprétation du message divin qui a mis l’Europe à feu et à sang. Cette crise elle-même succédant au retour aux textes de la sagesse antique gréco-romaine, à la Renaissance. Mais cette crise du savoir, qu’il faudrait décrire avec bien plus de détails, de minutie que je ne le fais, cette crise du savoir, de l’interprétation, ne touchait pas au réel, elle ne touchait pas E. LAURENT, J.-A. MILLER, L'Autre qui n'existe pas et ses comités d'éthique 3 3 à l’instance de Dieu comme étant le réel. De Dieu, qu’il existe, c’est le titre que Descartes donne à la troisième méditation à laquelle je me suis référé pour avancer le titre L’Autre n’existe pas. C’est là au fond la mutation scientifique que Dieu n’ait plus à être seulement l’objet de l’acte de foi mais bien celui d’une démonstration adossant la solitude assiégée, précaire, du cogito, à un réel qui ne trompe pas. Et ce réel, à cette époque, était en mesure de mettre le sujet à l’abri de semblants, des simulacres, disons des hallucinations. En revanche aujourd’hui s’il y a crise, c’est une crise du réel. Est-ce une crise ? À ce mot on peut préférer le mot de Freud, malaise, on pourrait dire il y a du malaise quant au réel, mais le mot de malaise est peut-être en passe d’être dépassé. En effet, l’immersion du sujet contemporain dans les semblants fait désormais pour tous du réel une question. Une question dont ce n’est pas trop de dire qu’elle se dessine sur fond d’angoisse et il y a là sans doute comme une inversion paradoxale. C’est le discours de la science qui a depuis l’âge classique fixé le sens du réel pour notre civilisation et c’est, rappelons-le, à partir de l’assurance prise de cette fixion (avec un x) scientifique du réel, c’est à partir de cette fixion scientifique du réel que Freud a pu découvrir l’inconscient et inventer le dispositif séculaire dont nous faisons encore usage, ça marche encore. La pratique que nous nous vouons à perpétuer sous le uploads/Management/ jacques-alain-miller-l-x27-autre-qui-n-x27-existe-pas-cours-1995-1996-lecons-1-19.pdf

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  • Publié le Nov 15, 2021
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