Évaluation, individualisation, individuation : Qui sait ? Muriel Combes Maîtres

Évaluation, individualisation, individuation : Qui sait ? Muriel Combes Maîtres et ignorants. En Rachâchant, le film que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont tiré d’un conte pour enfants de Marguerite Duras, montre un petit garçon qui décide de ne plus aller à l’école. Sommé de s’expliquer, il déclare qu’à l’école, on ne lui apprend que ce qu’il ne sait pas. Du point de vue du système socio-éducatif, Ernesto - c’est ainsi que se prénomme le petit garçon du conte - serait considéré comme un cas de désinsertion précoce qu’il faudrait par tous les moyens resocialiser. Et les pédagogues se porteraient sans doute volontiers au secours du vieux maître pour expliquer à Ernesto qu’aujourd’hui « l’école » n’est plus cette vieille dame indigne qui ne voit en ses ouailles qu’abîmes d’ignorance, mais s’adresse à des apprenants, à des acteurs en situation, à des personnes complètes dont on prend en considération tous les acquis, toutes les choses apprises au cours de la vie hors les murs de l’école. Et, pour peu que sa classe ou une association de son quartier ait été choisie pour participer à une expérimentation sociale, on lui proposera peut-être même, pour mieux rendre visibles à ses propres yeux toutes ces choses qu’il sait sans savoir qu’il les sait, de mettre ses compétences sur un arbre grâce à un logiciel spécialement conçu pour cela. Mais il n’est pas sûr qu’Ernesto accepterait de se ranger aux nouveaux arguments de ses nouveaux maîtres, ni que, ce faisant, il aurait tort. A-t-il quelque chose à gagner à un retournement tel que, d’abord considéré comme un ignorant qui s’ignore et doit combler son ignorance, il soit désormais considéré comme un « sachant » qui ne se sait pas tel et doit rendre visibles ses compétences ? Peut-être Ernesto trouverait-il précisément à redire contre cette seconde nature d’élève que constitue en lui l’école, et qui consiste à prendre l’habitude d’être mesuré, comparé, jugé, à accepter comme une évidence l’idée que le jugement fait partie de la vie. Peut- être même penserait-il que faire sortir l’école de ses murs, la rendre coextensive à toute la durée de la vie [1], c’est rendre d’autant plus efficace et redoutable son fondement qu’on le généralise tendanciellement en une évaluation permanente de tous par tous. Le refus du petit Ernesto résonne toujours comme une insurrection légitime aux oreilles de ceux qui pressentent le piège de toute habilitation : produisant/déclarant un individu expert en telle ou telle matière, l’habilitation le révèle simultanément comme ignorant de tout ce dont il n’est pas expert. Et l’on peut faire l’hypothèse que cette production d’ignorance n’est que le revers d’une certaine modalité d’accès au savoir, qui, coupant la transmission des savoirs des enjeux et des aventures dont leur constitution est inséparable, coupant les savoirs de leur propre vie, les coupe de la vie de ceux qui les reçoivent. Polymorphe savoir Ce que l’on entend par savoir et ignorer n’est pas fixé dans l’immuabilité de quelque ciel des idées platonicien. Les « directeurs de ressources humaines » et les sociologues du travail le savent bien, eux qui, depuis le milieu des années quatre-vingt substituent de plus en plus massivement la notion de compétence à celle de qualification. Or, si la qualification était toujours liée à un métier ou à un poste de travail - on dira qu’on est plus ou moins qualifié pour effectuer tel ou tel type d’activité -, la compétence met l’accent sur l’individu qui l’occupe. L’ignorance se dit désormais incompétence. Et le savoir ? Gagné par le flou constitutif de la notion de compétence, il se dissémine désormais en savoirs, savoir-faire et même « savoir-être ». Marcelle Stroobants, qui place ce constat à l’orée d’une recherche sur la fabrication des aptitudes [2], remarque que ce triptyque devient « la grille d’analyse et de standardisation des formations dites « qualifiantes » à partir du moment où, à la fin des années quatre-vingt, le mode de produire se transforme et sollicite « des compétences plus complexes qui se déclinent dans le registre du raisonnement, de l’habileté et du comportement » (op. cit., p. 12). Tout l’intérêt de la démarche de M. Stroobants est qu’elle fait porter la question sur le processus de constitution des aptitudes en tant que réalités indissociablement cognitives et sociales puisque leur existence même est indissociable de la visibilité qu’exige leur mise en production. Elle refuse ainsi l’attitude communément admise en sociologie du travail, qui consiste à laisser aux sciences cognitives le soin de rendre compte de cette tripartition en savoirs/savoir-faire/savoir-être, attitude qui postule d’un seul geste la validité du partage en question et le bien-fondé de la répartition universitaire des disciplines qui fait des opérations de l’esprit l’objet des sciences cognitives et du « monde du travail » l’objet de la sociologie. D’une part, elle montre que le partage initial entre savoir et savoir-faire - la funeste catégorie de savoir-être n’étant qu’une transformation de ce dernier - ne reflète aucune différence effective entre deux réalités ; de sorte que ce partage résulte plutôt de l’inadéquation des catégories utilisées par les sociologues pour décrire l’apprentissage, catégories qu’ils reçoivent sans les questionner de disciplines bénéficiant a priori du crédit de leur scientificité. Présupposant la validité du couple conceptuel formel/informel, on commence par définir le savoir comme ce qui est susceptible d’être formalisé, puis on pose l’existence d’une espèce de savoir dont l’apprentissage serait quant à lui informel, indicible : le savoir-faire. Si l’on suit M. Stroobants, on dira qu’une telle distinction ne reflète finalement rien d’autre que l’impuissance des sociologues à expliquer la différenciation effective des aptitudes dont ils ne cessent de parler Des compétences sans histoire Du détour qu’elle opère du côté des sciences cognitives, M. Stroobants ramène la réponse sans doute la plus répandue à la question de la modalité de l’apprentissage d’aptitudes diverses. Cette réponse cognitiviste consiste à faire l’hypothèse d’une structure d’acquisition. La compétence, conçue au sens le plus général du terme, serait une structure indépendante de tout contenu particulier et pour cette raison transférable aux situations et aux domaines les plus divers. Soulignant que lorsqu’elles doivent définir les « nouvelles normes de compétences » les entreprises recourent à des formules englobantes, telles que : « la capacité à résoudre des problèmes », « la capacité d’apprendre à apprendre », les « aptitudes à communiquer, à travailler en équipe » ou « l’aptitude à la pensée holistique », M. Stroobants remarque que ce « vocabulaire cognitiviste convient bien pour moderniser une demande indéterminée, non que les entreprises répugnent à énoncer leurs besoins, mais parce qu’elles n’ont pas les moyens de les prévoir » (op. cit., p. 320). S’exprimant en termes cognitivistes, les patrons retrouvent en fait les termes du vieil idéal humaniste de la « tête bien faite » (op. cit., p. 319). De quoi faire douter ceux qui ne voient, pour s’opposer au « marché », que les lumières du « savoir désintéressé », de l’efficacité de leur argument. Il est vrai que requérir à tous les niveaux de son processus d’accumulation des têtes bien faites semble exposer le capital au risque d’un refus généralisé de l’asservissement. Pourtant, les risques d’un tel refus sont plutôt disséminés, indiquant qu’une extension de l’accès au savoir et une élévation du niveau moyen des études ne produisent pas automatiquement des effets émancipateurs. Pourquoi la surqualification du travail vivant ne signifie-t-elle pas d’emblée une émancipation collective ? Comment expliquer que l’augmentation du niveau de la formation semble même induire une intensification plutôt qu’une diminution de l’exploitation ? Certes, ce sont là de naïves questions, mais elles insistent pourtant. Le savoir n’est-il pas ce qui est supposé libérer les esprits ? N’est-ce pas pour apprendre à lire et à écrire que des ouvriers ont pris sur les nuits, temps de la recomposition de leurs forces, voyant dans cet accès au savoir l’unique voie d’émancipation de leur condition d’exploités ? [3]. La réponse à des questions naïves n’est pas nécessairement simple. Répondre à celles qui sont posées ici suppose d’éclaircir la question de l’apprentissage ; en particulier, il semble nécessaire de déplacer la question de la considération du niveau à celle du mode de la formation, et de ne pas supposer résolue cette question par l’hypothèse cognitiviste d’une structure indéterminée applicable à des situations diverses. Car en évacuant du processus d’apprentissage une dimension essentielle qui est celle de son historicité, une telle hypothèse revient en fin de compte à nier l’existence d’un véritable apprentissage. Et l’on pourrait étendre à toutes les « compétences » imaginables ce que M. Stroobants objecte à Chomsky au sujet de la compétence linguistique qui ne saurait selon lui être induite de l’environnement de l’enfant : « c’est en vertu d’une conception étroite de l’expérience que la compétence linguistique est supposée sans histoire » (op. cit., p. 265). Toute une histoire Dès la naissance, les petits-enfants des hommes sont pris dans des processus de régulation multiples : fixer le rythme de l’alimentation et du sommeil, apprendre à marcher, puis à parler, autant de comportements qu’il s’agit pour l’enfant d’acquérir pour uploads/Management/ muriel-combes-qui-sait.pdf

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  • Publié le Jan 13, 2022
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