Travaux du colloque Bonnes et mauvaises mœurs dans la société roumaine d’hier e

Travaux du colloque Bonnes et mauvaises mœurs dans la société roumaine d’hier et d’aujourd’hui 5-6 mars 2004 New Europe College, Bucarest Volume coordonné par Ionela BÃLUÞÃ et Constanþa VINTILÃ-GHIÞULESCU École Doctorale Francophone en Sciences Sociales, Europe Centrale et Orientale New Europe College ISBN 973-7614-09-7 Copyright © 2005 – Colegiul Noua Europã Éditrice : Irina Vainovski-Mihai La publication de ce volume a été rendue possible par l’appui accordé au NEC par le Ministère Français des Affaires Etrangères - Ambassade de France en Roumanie 173 SURVEILLER ET PUNIR : LES MÉDECINS ET LA RÉGLEMENTATION DE LA PROSTITUTION DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE ROUMAIN Ionela BÃLUÞÃ La paraphrase du titre célèbre de l’analyse foucaldienne de la prison1 n’est pas hasardée. Toute proportion gardée, je considère que le processus de réglementation de la prostitution qui s’est mis en place au XIXe siècle dans la plupart des pays européens2 emploie, en grandes lignes, les mêmes techniques de pouvoir que la création des prisons ou même des cliniques. Les étapes du projet réglementariste3 – dans ses différentes 1 Michel Foucault, Surveiller et punir. La naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. 2 Voir à ce propos l’analyse de Judith Walkowitz, « Sexualités dangereuses », in Georges Duby, Michelle Perrot, Histoire des femmes en Occident, t. VI. Le XIXe siècle, sous la direction de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Paris, Paris, Perrin, 2002, pp. 439-478 ; première édition : Paris, Plon, 1991. 3 Le livre d’Alain Corbin a été d’une importance capitale dans la compréhension de l’organisation, du fonctionnement tout comme des adaptations successives du projet réglementariste ; même si l’analyse porte sur l’espace français, l’application de ce projet dans plusieurs pays européens, l’importance du modèle occidental dans la construction même de l’Etat moderne roumain tout comme la formation occidentale des médecins permettent l’utilisation de son analyse 174 Bonnes et mauvaises mœurs dans la société roumaine d’hier et d’aujourd’hui formes, dont aussi la variante roumaine – pourraient être schématisées de la façon suivante : Qu’est-ce qu’on fait ? → Pourquoi faire ? observer / étudier → comprendre → surveiller → punir Qui fait ? ↓ ↓ ↓ ↓ les médecins → l’administration → médecins → police (en tant d’Etat par les et police des qu’experts) médecins mœurs Alain Corbin identifie d’ailleurs les trois principes du projet réglementariste qui soutiennent en fait ce schéma : créer un milieu clos ; la volonté de panoptisme ; milieu hiérarchisé et cloisonné pour être mieux surveillé4. Evidemment, la réglementation de la prostitution concerne une population diverse et dispersée, qui ne peut être qu’épisodiquement enfermée dans le sens concret du mot – dans les hôpitaux ou même dans les prisons – donc les mécanismes de contrôle sont moins efficaces. Mais le désir d’enregistrer toutes les prostituées (impossible de réaliser), de bien connaître les lieux qu’elles fréquentent, les tentatives de restreindre la géographie de la prostitution afin de mieux la surveiller, la création d’un personnel spécialisé, l’institution de toutes sortes de punitions comme instrument de contrôle s’inscrivent dans la logique de « surveiller » et « punir » une population placée du côté de l’anormal ou plutôt de l’amoral. comme cadre général de la compréhension du phénomène en Roumanie, à condition de faire attention et éviter l’application non- objectivée de certains concepts. Alain Corbin, Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1982 ; première édition : Paris, Aubier Montaigne 1978. 4 Ibidem., p. 24-26. 175 II. Les mœurs : déviations et sanctions Dans cette étude je me propose d’analyser « la mise en discours » de cette forme dangereuse de sexualité qui est la prostitution, la « volonté de savoir »5 en tant qu’instrument légitimant pour une administration qui veut surveiller et ordonner le monde social. J’essaierai de reconstituer l’élaboration normative en ce qui concerne la réglementation de la prostitution et de la confronter, dans un deuxième temps, à des études de cas susceptibles de suggérer les écarts entre norme et pratique. J’ai choisi de travailler sur un corpus médical pour deux raisons : d’un côté, je connais très bien cette littérature et je pourrai faire des parallélismes avec l’élaboration du modèle de la femme « comme il faut », par exemple6 ; de l’autre côté, les médecins jouent un rôle important dans l’élaboration d’une nouvelle morale et surtout dans la mise en place d’un système de contrôle de la prostitution. Ils jouent un rôle central dans 5 La démarche de Michel Foucault, qui attire l’attention sur l’importance des productions discursives sur la sexualité et en propose un modèle d’analyse a beaucoup inspiré mon étude. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I-III, Paris, Gallimard, 1976-1984. 6 J’ai déjà étudié le modèle médical dans mon mémoire de DEA et dans plusieurs articles ; dans ma thèse je fais également une étude sociologique de la constitution du champ médical roumain ; v. Ionela Bãluþã, Pratiques de la beauté féminine dans la deuxième moitié du XIXe siècle roumain, mémoire de DEA en sociologie dirigé par Georges Vigarello et soutenu à l’EHESS, en juin 1999 ; « The construction of the feminine identity through the hygienic treatises: the second half of the 19e century in Romania”, in Moral, Legal and Political Values in the Romanian Culture, Romanian Philosophical Studies, IV, The Council for research in values and philosophy, Washington D.C., 2002, pp. 267-282; « Identité féminine et enjeux sociétaux – la seconde moitié du XIXe siècle roumain », in New Europe College Yearbook 2000-2001, Bucarest, 2003, pp. 75-105 : « La bourgeoise respectable. Les enjeux politiques du discours médical », à paraître in Studia politica, nr. 3 / 2004. 176 Bonnes et mauvaises mœurs dans la société roumaine d’hier et d’aujourd’hui la production de savoir, leur « expertise » étant essentielle dans la projection et le fonctionnement de la réglementation de la prostitution. Par exemple en France, l’autorité médicale remplit des fonctions diverses, allant de la simple action de surveillance et de contrôle7 jusqu’à l’élaboration de tout un discours sur le danger sanitaire et hygiénique de la prostitution8. La place des médecins est aussi directement liée au statut de la médecine, qui devient au XIXe siècle une vraie science sociale, jouant un rôle central dans la reconfiguration des représentations et des valeurs morales. L’enjeu n’est plus limité au niveau du savoir, la médecine étant dorénavant imbriquée dans le jeu des pouvoirs sociaux ou politiques9. Cette médicalisation de la vie sociale ainsi que sa fonction politique sont relevées, entre autres, par les disciplines qui bénéficient d’une attention et d’un développement particulier : la démographie, l’hygiène. La préoccupation pour la reproduction de la nation, pour le « bien être » (traduit également en termes de conditions de vie) sont des points récurrents dans les philosophies sociales de l’époque ; les mêmes thèmes sont traités dans la littérature médicale, l’exhortation moralisatrice des hygiénistes étendant l’emprise de leur discipline sur des aspects de plus en plus nombreux de la vie sociale : hygiène des âges, hygiène des sexes, hygiène des établissements, hygiène des classes sociales, pour n’en citer que les plus importants10. Ainsi, les médecins deviennent-ils 7 Alain Corbin, op. cit., p. 28. 8 Ibidem., p. 44-45. 9 Jacques Léonard, op. cit., p. 8. 1 0 Pour une analyse plus détaillée des jeux et des enjeux président à l’affirmation progressive de la médecine dans l’espace scientifique et social du XIXe siècle, v. Ionela Bãluþã, « La bourgeoise respectable. Les enjeux politiques du discours médical », op. cit. et les chapitres III-IV, et la troisième partie de la thèse. 177 II. Les mœurs : déviations et sanctions « les grands prêtres de la saine transmission des générations »11 ; leur œil omniprésent surveille de près toute pratique sociale, parce que le « regard nouveau sur les postures, [...] ne passe apparemment plus par l’exigence de la mondanité et du religieux, mais par celle, plus prosaïque, de l’hygiène et de la robuste physique »12. Vu cette importance « sociale » de l’hygiène, un bon nombre d’ouvrages s’inscrivent dans le modèle proposé par Foucault13 : une bio-politique de la population est mise en place, énonçant de nouvelles règles et contribuant à l’organisation nouvelle d’un pouvoir sur la vie. Or c’est justement au nom de l’intérêt pour la santé de la nation, la préoccupation pour la régénération du peuple, bref, au nom du bien général que les médecins et les fonctionnaires de l’administration proposent le contrôle et la réglementation de la prostitution. Michel Foucault montre que dans le cas de la folie, la médecine devient « l’instance majeure qui, dans la société, départage, désigne, nomme et instaure la folie comme objet »14, étant doublée dans son rôle par la justice pénale et l’Eglise. Le cas de la prostitution est en quelque sorte semblable : même si les médecins ne sont pas les premiers à parler de la prostitution (des prêtres ou des moralistes s’en préoccupent peut être auparavant), ils en élaborent un discours cohérent et je dirais le posent en tant qu’objet. Ils sont sans doute appelés à établir les classifications, les règles et les mesures, uploads/Management/ surveiller-et-punir-les-medecins-et-la.pdf

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  • Publié le Jul 13, 2022
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