Gene Youngblood Vidéo et utopie Je voudrais développer les relations entre la v
Gene Youngblood Vidéo et utopie Je voudrais développer les relations entre la vidéo et le mythe utopique de la révolution de la communication, un mythe qui a bercé ma génération. Or, ce mythe est lui-même lié à un certain état du monde, à l'heure où les sociétés industrialisées doivent relever un défi sans précédent : nous devons créer dans la mesure exacte où nous sommes capables de détruire 1. C'est là une responsabilité devant laquelle s'est déjà trouvé tout individu et toute société. Cependant, force nous est d'admettre à présent que notre capacité de destruction, tant effective que potentielle, excède notre aptitude à imaginer une réponse. Une chose est sûre : dans le domaine de l'écologie physique ou de l'écologie culturelle, seul l'élargissement de la communication pourra prétendre parer à une destruction aussi envahissante. Et c'est précisément là qu'intervient le mythe d'une révolution de la communication. Le mode de grande diffusion. Ce mythe est appendu à l'idée même d'un éventuel retournement de la logique tant structurelle que technique des modes de diffusion. Par « mode de grande diffusion », j'entends l'industrialisation de la culture. Ce mode est moins lié à un média particulier qu'à une idéologie, une logique et un principe propre à l'industrie : celui de la concentration de la production, de la standardisation et de la distribution de masse, et en somme de l'univer salisation, appliquées au domaine de la culture. Ces standards de diffusion, plus aisément repérables dans le domaine de la télévision, jouent aussi dans tous les autres procès de communication de masse centralisés et univoques, indépendamment des médias qui les véhiculent. Et c'est en fait une idéo logie, cette logique, ce principe même qui est le média. Communication ou conversation ? Une révolution de la communication inverserait la logique des modes de grande diffusion : la communication céderait la place à la conversation. Ce n'est pas la manière dont les théoriciens habituellement la considèrent. Ils 173 Gene Youngblood y voient en général un but à atteindre plus qu'un problème à régler. Ainsi, Brecht, Enzensberger et Baudrillard opposent communication et distribu tion. Nous subissons un système répressif de communication à sens unique. Il faut le remplacer par un système de communication bilatéral. La com munication est pour eux synonyme d'échange, de dialogue. Mais elle ne l'est pas. La communication (terme dérivé du latin communare) implique un espace partagé, elle n'implique pas forcément de réciprocité. Nous avons dénommé communication ce qui relevait plutôt de la conversation (terme dérivé du latin conversatio, fréquenter). Une révolution de la communicat ion entraînerait moins de communication, pas plus. Plus précisément, elle substituerait à la communication des modèles créatifs de conversation, afin de définir des catégories de communication inédites. La conversation créa tive suppose que l'on choisisse de ne pas communiquer à un moment pour pouvoir communiquer ultérieurement d'une autre manière. La conversation n'est pas une sorte de communication, elle n'en est pas une catégorie (dialogique, en tant qu'opposé à discursive, par exemple). La communication est triviale : elle présuppose préadaptation et précompréh ension. Elle ne saurait donc intervenir qu'après une conversation créative non triviale qui définit l'espace commun de la communication et du même coup la rend possible. La communication est la visée ultime de la conver sation, mais n'est pas son outil. La conversation est un procès de codifica tion échappant lui-même à tout code, ou un procès de standardisation qui n'est pas lui-même standardisé. Dans Pour une critique de l'économie politique du signe 2, Jean Baudrillard a remis en question la théorie classique de la communication. Il a souligné qu'émetteur et récepteur n'y sont jamais envisagés dans un rapport réc iproque, mais dans un rapport univoque à un « message » autonome qui sépare de fait les deux interlocuteurs et les tient « en respect », à distance, « définitivement isolés face à une parole sans réponse ». Le message doit être codifié, standardisé, stéréotypé et explicite. En stigmatisant cette « non- communication », Baudrillard implique qu'il n'y aurait de vraie communic ation que celle qui tolère ambivalences et ambiguïtés. Or, l'ambivalence est la mort du code ; la mort du code est la mort du message ; et, sans message, il n'y a plus ni émetteur ni récepteur. Ainsi, de cette intuition pénétrante, Baudrillard tire-t-il des conclusions erronées. S'il attribue bien la liquidation de ces termes à la « création d'un espace réciproque de paroles et réponses », il se trompe quant à la nature de cet espace qui n'est pas celui de la communication, mais bien celui de la conversation. En réalité, les termes d'émetteur, de récepteur, de média et de message ne peuvent se révéler pertinents et opérants que dans le champ même de la communication (le mode de grande diffusion est nommé à juste titre un média de communication) ; ces termes perdent toute pertinence pour com prendre la conversation. Car c'est dans la conversation, et non dans la communication, que disparaissent émetteur, récepteur, message et média, pour céder la place à la parole entre individus. En nous entretenant, nous enfantons un monde : il nous est possible de parler des choses, dans la 174 Vidéo et utopie mesure même où nous créons les choses dont nous parlons en en parlant. C'est pourquoi la communication brime toujours la créativité, et pourquoi la créativité résiste à la communication. La communication privatise le savoir commun, tandis que la conversation rend public le savoir privé. La communication consume un monde connu ; la conversation engendre un monde neuf. Les dimensions d'un mythe. Le passage de la communication à la conversation ne pourra s'effectuer qu'au prix d'autres évolutions socioculturelles. Il faudra substituer une circulation horizontale à une circulation verticale, l'hétérarchie à la hié rarchie, les médias de groupe aux mass media, l'ouverture de la décentral isation à la fermeture de la centralisation, tandis que les consommateurs accéderont au statut de membres de communautés à la gérance desquelles le commerce lui-même devra être soumis. Le retournement des modes de diffusion (et, au-delà, de toute la structure sociale) affecte donc nécessair ement les sphères technologiques, sociologiques, politiques et économiques. Telles sont les quatre dimensions du mythe d'une révolution de la commun ication. La dimension technologique. La dimension technologique concerne l'accès à la fois aux technologies individuelles et aux technologies à usage social. Par technologie individuelle, il faut entendre moyens de production individuels (d'images, de sons et de textes). L'accès à cette catégorie est résolu avec l'ordinateur, susceptible de stocker et de diffuser toutes les formes d'information existantes. Mais il en va tout autrement pour l'accès aux technologies sociales qui supposent la création de réseaux conversationnels. Le retournement du mode de grande diffusion et, au-delà, de la structure sociale ne saurait être opéré que par un seul type de réseau, doté de caractéristiques techniques et économiques spécifiques. Sur le plan technique, cela suppose la création d'un réseau de fibres optiques permettant de transmettre toute sorte d'informations : imag es, sons, manuscrits, dessins, ainsi que toute forme de texte. En d'autres termes, ce réseau doit être doté de ce qu'on pourrait appeler un « large spectre cognitif », répondant à toutes les capacités sensorielles dont peut disposer l'utilisateur. En outre, ce réseau doit être « commutable » et permettre la transmission d'informations entre deux personnes ou entre plusieurs, sui vant le choix de l'usager, en laissant toujours à celui-ci loisir de libeller ses informations dans la forme de son choix (image, son ou texte). Cette info rmation doit impérativement être digitalisée (codée), afin de protéger l'int imité de l'usager grâce à un code personnel. 175 Gene Youngblood Mais en définitive, le caractère le plus important d'un réseau réellement révolutionnaire n'est pas technologique mais économique, l'accès doit en être gratuit d'emblée. L'usager ne doit pas payer pour le temps de la trans mission, même si celle-ci est continue, vingt-quatre heures par jour. Autre ment dit, le système doit être réglé politiquement, financé par l'impôt direct — comme une espèce d'autoroute électronique, en tout point com parable à celles que nous empruntons chaque jour. Ni le temps que nous y passons ni la distance que nous y parcourons ne nous sont facturés ; en revanche, nous devons régler chacune des denrées ou chacun des services que nous achetons en chemin. De la même manière, l'accès au réseau devrait demeurer gratuit, exception faite des informations et services pro posés par les commerçants qui s'y trouveraient raccordés. Il serait en effet inadmissible de devoir payer le droit d'appartenir à la communauté. Sinon, l'objectif d'une révolution de la communication — l'accès à des sociétés alternatives visant à une resocialisation et à une certaine renaissance — serait impossible à accomplir. La dimension sociale. Une révolution de la communication n'est pas une question de technol ogie, elle concerne la possibilité de relations entre les gens. En particulier celles qui permettraient aux individus de se passer des syndicats pour fon der de véritables communautés autonomes, selon des affinités de goût, de tendance et d'idéologie, dans un espace virtuel et non plus strictement géographique. La question est de parvenir à des sociétés uploads/Management/ video-et-utopie-g-youngblood 1 .pdf
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- Publié le Nov 30, 2022
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