Le futur conjectural versus devoir épistémique : différences de valeur et de re
Le futur conjectural versus devoir épistémique : différences de valeur et de restrictions d'emploi Patrick DENDALE O. But de cet article* Dans cet article nous voudrions examiner la valeur du futur dit "conjectural•. Dans cet emploi, le futur ne réfère pas à des états, situations ou événements à venir, mais à des états, situations ou événements actuels (futur simple) ou passés (futur antérieur), qui sont formulés sur le mode de l'hypothèse, de la supposition. Nous comparerons la valeur du futur conjectural avec celle du verbe devoir dans son acception épistémique. Voici deux séries d'exemples qu'on peut contraster sur ce point (!) (2) (J'ai trouvé ce beau livre sur le bureau) a. Ce~ le cadeau d'une admiratrice (Riegel e.a. 1994:315) 1 b. Ça doit être le cadeau d'une admiratrice (Il n'est pas encore là) a. Il se fil.11!. trompé d'heure. b. II a dû se tromper d'heure. Nous ignorerons dans cette étude les autres valeurs attribuées communément au futur, valeur temporelle, valeur historique2, valeurs modales d'injonction, de promesse et d'atténuation performative, illustrées respectivement par les exemples (3) à (7) : (3) Demain il y .rufill plusieurs manifestations à Paris. (4) Victor Hugo naquit à Besançon en 1802. Ce fils d'un générai d'Empire deviendra un des plus grands écrivains français. (5) (6) (7) Tu me~ cent fois cette phrase (Riegel, e.a. 1994:314) Je t'écrirai, promis ! Je vous demanderaj une bienveillante attention (Grevisse 1980:843) Pour ce qui est de devoir, nous ignorerons ses valeurs déontiques et purement temporelles (illustrées par (8) et (9)) : * Cette étude a été en partie réalisée dans le cadre du projet "The pragmatlcs of language" à l'Université d'Anvers (UIA), en partie à l'Université de Metz. Je tiens à remercier Liliane Tasmowski, Angela Sebrot! et les deux lecteurs anonymes de leurs critiques et commentaires constructifs sur des versions antérieures de ce travail, qui m'ont obligé à en revoir ou reformuler certaines parties. S'ii reste des erreurs, elles ne sont évidemment imputables qu'à moi seul. 1 Les exemples de ce type avec un futur simple sont devenus si rares, aussi bien à l'oral qu'à l'écrit, que certains considèrent qu'ils ne font plus partie du tout du français contemporain (cf. section !, point 3). Toujours est-il qu'on trouve des attestions de ces exemples jusqu'à une date assez récente (Proust, La Fontaine, de Musset, Juies Romains, Aaubert, Maupassant (voir Klein 1980)), ce qui en soi justifie déjà ieur analyse. Dans cet article nous partirons ce- pendant principalement d'exemples avec des futurs antérieurs, qui sont tout à fait vivants en français contemporain. 2 Voir Lerch 1942 pour une classification assez fine des différents types de "Futurum des zu Erwartenden", que nous regroupons ici sous l'étiquette un peu grossière de futur à valeur historique. le français moderne - Tome LXIX 11° l, année 200/ 2 Patrick DENDALE (8) Vous devez travailler un peu plus si vous voulez réussir à l'examen de fin d'année. (9) Pierre semblait ne plus jamais devoir revenir. Si nous rapprochons devoir épistémique du futur coajectural c'est parce qu'ils ont tous les deux une fonction épistémique3 au sens large du terme (voir Dendale 1992:321, e.s.) : ils signalent tous les deux quelque chose à propos de la fiabilité de l'information (nous appelons cela plus spécifiquement leur valeur épistémico- modale) ou à propos de la façon dont le locuteur a obtenu son information - par observation directe, par emprunt à autrui, ou par inférence ou supposition4 - (nous appelons cela leur valeur évidentielle). Aussi parlerons-nous par la suite de futur épistémique (abrégé enfuturE) de devoir épistémique (devoirE). 1. Points de départ et position du problème Nous partirons dans cette étude d'une triple constatation. 1. Premièrement que les deux moyens d'expression épistémiques, devoirE, et le futurE sont sémantiquement et pragmatiquement si proches l'un de l'autre qu'il est difficile de bien cerner leurs valeurs respectives. Considérons par exemple les paires de phrases suivantes : (10) Notre ami est absent a. Il aura encore sa migraine (Sten 1952:61) b. Il doit avoir sa migraine (Schrott 1997:304) (11) Il n'est pas rentré chez lui, que voulez-vous, mon cher? Il est sorti de chez nous. a. il se~ trompé de chemin, voilà tout. (Dumas, dans Discotext 1) b. il a dû se tromper de chemin 5 La difficulté qu'on ressent pour saisir les traits sémantiques qui opposent les deux marqueurs se reflète dans la multitude de termes qui sont proposés ou utilisés dans les grammaires et les études linguistiques pour désigner ou gloser les deux marqueurs. Ainsi le futur dont il sera question ici est désigné alternativement par les termes de futur de conjecture ou conjectural (Wilmet 1976:57), futur d'hypothèse ou hypothétique {Martinet 1979: 109), futur d'explication (Wagner et Pinchon 1965:349),futur de supposition ou suppositif (Mellet 1989:271), futur putatif (Bonnard 1973:III-2119), futur de probabilité ou probable (Brunot 1922:531), futur de l'éventualité (Frei 1928:248), futur d'atténuation prudente (Imbs 1960:183),futur modal (Confais 1990:279) oufutur épistémique (Dendale 1994:33). Le choix du terme est largement déterminé évidemment par l'analyse proposée du marqueur. L'emploi de devoir que nous comparerons au futurE est décrit en des termes comparables : probabilité, quasi-certitude ou certitude d'un côté, inférence, conclusion, déduction logique ou supposition de l'autre. La différence de valeur entre les deux marqueurs est souvent saisie en termes de degré de certitude. Mais cette approche se heurte à de grands problèmes. Certains 3 Pour une définition des deux termes, voir Dendale 1992. Pour une définition et une illustration de la notion d'évidentialité, voir Dendale et Tamowski 1994. 4 Pour une classification des catégories évidentielles, voir Willett 1988. Pour un bref historique voir Jacobsen 1986:3-7. 5 Cf. cet exemple de Renard, trouvé dans Discotext 1 . . ,. . . - L'attitude actuelle de Barrès, dit Blum, donne la peur de rehre ce qu 11 a fait. Impossible que ce soit aussi bien qu'on croyait: on ;u!9_se tromper. Le futur conjectural 3 auteurs considèrent que c'est devoirE (ou ses équivalents anglais et allemand must et müssen) qui expriment la plus grande certitude6 - le futurE exprimant alors un fait "simplement probable" (Grevisse et Goosse 1980:259, Kahn 1954:84), une probabilité, voire une possibilité - alors que d'autres prétendent juste le contraire, et voient dans le futurE le marqueur qui trahit la plus grande certitude 7. Chez certains linguistes la différence de valeur entre les deux marqueurs est saisie en termes de "nécessité logique/force probante de la conclusion" (Eggs 1994:86)8 ou "only possible judgment/reasonable judgment" (Palmer 1986:62). Une comparaison mrnutieuse des deux marqueurs s'impose donc, d'autant plus que jusqu'à très récemment (Schrott 1997) aucune comparaison détaillée des deux marqueurs n'avait été faite pour le français. Un des objectifs de cet article est de rassembler un certain nombre d'éléments permettant de décrire et d'expliquer la différence subtile qui existe entre les deux marqueurs épistémiques. 2. Si les valeurs des deux marqueurs sont proches l'une de l'autre, on constate quand même que certains contenus ou certains enchainements semblent favoriser ou, au contraire, exclure l'emploi du futurE, d'autres favorisent en revanche devoirE. Il s'agit d'une part de restrictions d'emploi d'ordre syntactico- sémantiques (cf. Tasmowski et Dendale 1999), d'autre pari de restrictions d'emploi d'ordre pragmatique (cf. Schrott 1997:295). Ainsi d'après Schrott (1997:305) devoirE serait possible dans {12), le futurE ne le serait pas9 : (12) [Un ivrogne pue l'alcool] Il doit être / *~ tombé dans un tonneau de vodka, une telle odeur ne peut pas s'expliquer autrement Le futurE semble s'employer pius facilement que devoirE dans des reproches ou dans des énoncés teintés d'ironie (absurde) : (13) Tous sortirent, et Lise, à la vue de la bête qui boitait, le pied gauche de devant meurtri, ensanglanté, eut une brusque colère, un de ces éclats bourrus dont elle bousculait sa soeur, quand celle-ci était petite et qu'elle se mettait en faute.-Encore une de tes négligences, hein? ... tu te~ endormie[/ 0 tu as dû t'endormir] dans l'herbe, comme l'autre fois. (Zola, dans Discotext 1) Si devoirE y est possible, il n'exprime pas un reproche. Cf. aussi l'exemple (12), dont Schrott juge qu'il admet aussi le futurE lorsqu'il exprime un commentaire ironique (1997:306). Les données chiffrées, par exemple sur l'âge, admettent sans problèmes devoirE, alors qu'on n'y trouve pas le futurt: (14) Quel âge avez-vous ? 6 Cf. Raynaud 1976:232, Dieling 1973:328, Fourquet 1990:89 pour l'allemand; Winter & Gardenfors 1995:161, Palmer 1986: 62 pour l'anglais; Damourette & Pichon 19li-1930:V- 458, Brunot 1922:531 pour le français; Yvon (1953:175) parle d"'hypothèse très probable" (nos caractères gras). 7 Cf. Schrott 1997:304 et Ulvestad 1989:471 pour l'allemand; Lakoff 1972:243 et Salkie 1996:381 pour l'angiais. 8 Cf. Dieling 1982: "muss = Notwendigkeit der Schlussfolgerung". 9 Les jugements d'acceptabilité de Schrott dans cette séquence et d'autres ne semblent pas faire l'unanimité cependant. li a dû tomber y passe par exemple mieux que li doit être tombé. 1 O Cf. pour l'allemand Dieling (1982:326) qui n'explique pas si cela tient à la donnée chiffrée ou à autre chose. 4 Patrick DENDALE -Trente-deux ans. "C'est bien cela, pensa le faux marquis. Elle est la sœur ainée de Baccarat, et Baccarat doit avoir trente ans. (Ponson du Terrail, dans Discotext uploads/Marketing/ 2001dendale-futurconjecturaletdevoirpistmiqueu.pdf
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- Publié le Mai 21, 2021
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