Véronique Verdier : Le rôle de la création dans la construction du sujet Thèse

Véronique Verdier : Le rôle de la création dans la construction du sujet Thèse de doctorat en philosophie défendue le 10 décembre 2008 à l’Université de Liège (ULg) 1 INTRODUCTION UNE ANTHROPOLOGIE PHILOSOPHIQUE DE L’ACTE CRÉATEUR The intellect of man is forced to choose Perfection of the life, or of the work, And if it take the second must refuse A heaventhly mansion, rating in the dark Yeats, The Choice1 La réflexion sur la création, aussi féconde soit-elle, se centre le plus souvent, soit sur les œuvres, soit sur les sujets créateurs. D’un côté, et plus particulièrement concernant les œuvres d’art, il s’agit d’interroger leur production, leur réception, leur perception2. D’un autre côté, il s’agit de cerner cette démarche particulière qu’est l’attitude créatrice, sans nécessairement envisager ce qu’elle implique pour l’existence du sujet créateur3. La passerelle est rarement ou insuffisamment établie entre ces deux pôles de questionnement. Lorsqu’elle est prise en compte, la relation entre la vie et l’œuvre est envisagée sous la forme d’une alternative problématique et insoluble. Création et existence forment rarement un couple harmonieux. Il est au contraire de bon ton de souligner les errances, les souffrances, le marasme, le désarroi, voire l’angoisse qui accompagnent le créateur, toujours au bord du gouffre, asocial, solitaire et portant son existence comme un fardeau. Aux œuvres, il faudrait sacrifier sa vie. Notre thèse se lève contre cette alternative hâtive. Nous souhaitons montrer qu’il est possible de ne pas choisir, de désirer les deux : l’œuvre et la vie. Les deux, œuvre et existence, peuvent se rejoindre sous certaines conditions. Notre tâche consiste précisément à réfléchir au lien qui unit un créateur à son œuvre. Mieux, nous souhaitons montrer que créer une œuvre peut permettre à un sujet de se construire. Pourtant, nous objectera-t-on, les créateurs sont « monomaniaques » . Ce qui est juste, mais, précisément, ne saurait constituer à nos yeux une objection recevable. La monomanie de nombre de créateurs, que l’on désigne communément comme une « passion », ne saurait, selon nous, être un argument en faveur du sacrifice de leur existence à la création ou de leur 1 « Obligation à l’esprit de choisir Entre perfectionner l’existence ou l’œuvre, Et s’il veut la seconde, c’est renoncer aux demeures du ciel, et pour quelle rage Et en quelles ténèbres ! » Quarante-cinq poèmes, Traduction de Yves Bonnefoy, Paris, Poésie/Gallimard, 1993, p. 114. 2 Cet aspect est étudié de manière fructueuse par Mikel Dufrenne, en particulier dans son ouvrage, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, P.U.F, 1953. 3 En sciences humaines, tel est par exemple l’objectif du psychanalyste Didier Anzieu ou du sociologue Hans Joas. Véronique Verdier : Le rôle de la création dans la construction du sujet Thèse de doctorat en philosophie défendue le 10 décembre 2008 à l’Université de Liège (ULg) 2 totale abnégation. Il nous semble au contraire que si un créateur se consacre à la création, c’est que celle-ci présente pour lui un réel intérêt existentiel. Si un individu peut passer sa vie à créer et tenir pour peu de valeur tout ce qui ne se rapporte pas d’une façon ou d’une autre à sa création, c’est que celle-ci peut amplement répondre à ses propres aspirations existentielles. Il faut prendre acte du fait que la création engage pleinement l’existence du sujet créateur et qu’elle ne mène pas toujours le créateur vers une forme d’échec existentiel. C’est de cela que nous souhaitons rendre compte, c’est cela que nous désirons comprendre et développer. Le créateur peut recueillir par le déploiement de son activité créatrice un véritable bénéfice existentiel. Certes, comme nous le verrons, on peut souffrir en créant, dans la mesure où l’acte créateur s’accompagne de difficultés, de questionnements, de doutes, voire d’obstacles infranchissables. Mais cela ne signifie pas pour autant que la souffrance soit le destin de tout créateur4. La création peut entraîner le créateur dans une dynamique où il se nourrit de ce qu’il crée et où il crée à partir de ce qui le nourrit. Une dynamique dans laquelle nous entrons parfois, simples lecteurs ou spectateurs, pris dans l’univers d’œuvres artistiques, philosophiques, scientifiques, politiques, qui donnent du sens et confèrent une valeur précieuse à l’entreprise humaine, malgré et par-dessus tout. Le cœur de notre réflexion est de déterminer les conditions favorisant le développement de l’existence du créateur dans le sens de la construction. Notre problématique peut ainsi se formuler de la façon suivante : à quelles conditions la création permet-elle à un sujet de se construire ? En quoi consiste précisément cette construction du sujet ? Afin de limiter en extension le traitement de cette problématique, nous aborderons la création sous l’angle de la seule création d’œuvres. La relation aux autres, la parole vivante, l’action menée en commun peuvent être créatrices. Il existe des créations de sens, de valeurs, de mots, qui ne s’inscrivent pas dans des œuvres. On pourrait se demander dans quelle mesure de telles créations s’insèrent dans l’existence des sujets et favorisent leur construction. Pour 4 Cela ne signifie pas non plus que la souffrance soit un terreau particulièrement propice à l’activité créatrice. Au contraire, on ne crée plus lorsque l’on va trop mal. Laurent-Michel Vacher, dans un livre lucide et émouvant, tient le journal de ses derniers jours. Il met à l’épreuve le conseil épicurien de vivre chaque jour comme si c’était le dernier. « Pour commencer, dès qu’on m’eût convaincu que mes derniers jours approchaient réellement et inéluctablement, il m’est devenu extrêmement difficile d’entretenir sérieusement le moindre projet. Mais que serait une existence humaine sans projets ? » Une petite fin du monde, Carnet devant la mort, Montréal, Liber, 2005, p. 31. Comment créer, édifier, construire lorsqu’il n’y a plus d’avenir ? Lorsque l’existence à venir n’est faite que de déclin, de brièveté, de menaces, le présent a du mal à conquérir cet aspect substantiel que semblait lui conférer le fait qu’il devienne ultime. Le philosophe tente au contraire de faire comme si ces jours n’étaient pas les derniers, ce que sa santé défaillante ne lui permet pas toujours. Véronique Verdier : Le rôle de la création dans la construction du sujet Thèse de doctorat en philosophie défendue le 10 décembre 2008 à l’Université de Liège (ULg) 3 notre part, nous avons choisi de traiter la création lorsqu’elle s’exprime par la médiation d’un support objectif : une œuvre. Si nous restreignons l’étude de la création à la création d’œuvres, nous ne souhaitons pas pour autant nous limiter à la création d’œuvres d’art. La précision mérite d’être opérée car on identifie très souvent de manière tout à fait réductrice la création à la seule création artistique. Or, le concept de création s’inscrit dans un ensemble bien plus large que celui du seul champ artistique. Tout le champ culturel est le lieu d’activités créatrices : sciences, philosophie, politique, art5…La création est une notion transversale qui peut constituer une grille de lecture de l’histoire de l’humanité, comme le fait Bloch dans sa somme Le Principe espérance. C’est bien le concept de création qui nous intéresse, dans et par-delà le champ artistique. A contrario, une activité artistique qui serait académique et non créatrice, ne nous intéressera pas. C’est le créateur dans l’artiste qui nous concerne et non pas l’habile détenteur d’un savoir-faire, le génial reproducteur. Cette précision mérite aussi d’être faite dans la mesure où nous privilégierons souvent dans nos analyses le recours à des exemples de créations artistiques, issus du champ musical, et, en particulier, de la musique contemporaine de la seconde moitié du XXe siècle, enfant pauvre de la réflexion philosophique6. Chacun pourra mettre à l’épreuve nos analyses dans d’autres champs artistiques et culturels. Il s’agira du sujet. Nous savons que le soupçon et la mise en procès du concept de sujet a longtemps pesé sur la réflexion philosophique. Nietzsche fut l’un des premiers à jeter un discrédit sur ce concept. La mort du sujet-substance cartésien semble avoir définitivement écarté le concept de sujet de la réflexion philosophique. Pourtant, un sursaut significatif se fait jour chez les héritiers déclarés de la critique du sujet. On voit émerger une prolifération de diverses formes de subjectivités. Alain Badiou7, Jacques Rancière8, Étienne Balibar9 tentent de développer une subjectivité politique. Vincent Descombes se place d’un point de vue logique et grammatical et souhaite retrouver l’aspect impersonnel et passif de la personne qui pense10. Tout récemment, Zizek réaffirme un sujet cartésien, tout en lui adjoignant ce qu’il 5 Pour C. CASTORIADIS, la société, les institutions politiques sont des autocréations de l’humanité. Dans un autre registre, pour G. BACHELARD, la rêverie créatrice précède non seulement poésie et création artistique, mais aussi philosophie et connaissance scientifique. 6 Dans son maigre ouvrage, À l’écoute, Jean-Luc NANÇY semble plutôt écouter les colloques que les concerts de l’IRCAM. À l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 34. 7 A. BADIOU, L’Être et l’Événement, Paris, Seuil, 1988. 8 J. RANCIÈRE, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995. 9 E. BALILBAR, La Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997. 10 V. DESCOMBES, Le Complément de sujet, Paris, Gallimard, 2004. Véronique Verdier : Le rôle de la création dans la uploads/Philosophie/ 01-introduction 1 .pdf

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