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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RMM&ID_NUMPUBLIE=RMM_041&ID_ARTICLE=RMM_041_0025 Comment parler avec des spectres ?. La communication du système d’après la correspondance de Spinoza par Ariel SUHAMY | Presses Universitaires de France | Revue de Métaphysique et de Morale 2004/1 - n° 41 ISSN 0035-1571 | ISBN 2-1305-4346-4 | pages 25 à 40 Pour citer cet article : — Suhamy A., Comment parler avec des spectres ?. La communication du système d’après la correspondance de Spinoza, Revue de Métaphysique et de Morale 2004/1, n° 41, p. 25-40. Distribution électronique Cairn pour les Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. 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On peut considérer cette correspondance comme un terrain d’expérimentation de la communication du système : il ne s’agit pas pour lui d’édifier sa doctrine en discutant avec ses correspondants, ni de l’adapter à ses divers interlocuteurs pour la diffuser, mais d’en tester la portée et l’expression au contact de correspondants souvent hostiles. D’où la violence générale des échanges et la versatilité de leur ton, et finalement la mise au secret d’une philosophie qui refuse le secret autant que le magistère moral. ABSTRACT. — Spinoza’s correspondence exemplifies that observation by Kafka accor- ding to which writing letters amounts to corresponding with ghosts, because you neither know to whom you speak nor how what you say will be understood. This correspondence can be regarded as a ground for experimenting how the system is to be communicated, – Spinoza does not intend to build up his doctrine by discussing with his correspondents, or to adapt it to his various interlocutors in order to propagate it, but to put the effect and expression of it to the test through the contact with correspondents often hostile to his views. Thence the usual pungency of the intercourse and the variableness of the tone, and finally, the commitment to secrecy of a philosophy that denies itself secrecy as much as the assumption of any moral authority. INTRODUCTION Lorsque Spinoza énonce son programme philosophique dans le Traité de la réforme de l’entendement, la communication de son désir d’atteindre la « nature humaine plus forte » qu’il conçoit en fait partie intégrante : « Telle est la fin à laquelle je tends : acquérir une telle nature, et faire effort pour que beaucoup l’acquièrent avec moi ; c’est-à-dire, cela fait aussi partie de ma félicité d’œuvrer à ce que beaucoup d’autres comprennent la même chose que moi, afin que leur entendement et désir conviennent complètement avec mon entendement et Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2004 désir 1. » Cet effort est constitutif de la félicité recherchée : ce n’est pas une pièce annexe ou secondaire. La dimension communautaire du bien et de la recherche du vrai se retrouve dans l’Éthique et bien entendu dans les ouvrages politiques : « Les esprits humains sont trop émoussés pour pouvoir tout pénétrer d’un coup ; mais ils s’aiguisent en consultant, en écoutant et en disputant, et c’est en essayant toutes les solutions intermédiaires qu’ils finissent par trouver celles qu’ils veulent, que tous approuvent et auxquelles personne n’avait pensé auparavant 2. » On pourrait s’attendre à ce que la correspondance soit le lieu où s’accomplisse cet effort ; où l’on verrait la pensée de Spinoza se former au contact des autres, de leurs questions et objections, dans la collaboration et l’aiguisement des esprits. Or, c’est loin d’être le cas. Le moins que l’on puisse dire est que la correspondance, si elle montre des esprits croisant le fer, n’aboutit pas à une approbation commune, mais bien plutôt à une désapprobation réci- proque. INFLUENCE DE LA CORRESPONDANCE SUR LA CONSTITUTION DU SYSTÈME ? Lorsque la correspondance commence, le système paraît en effet déjà consti- tué pour l’essentiel, si l’on met à part les quelques lettres qui conduiront Spinoza à reformuler certains axiomes de la première partie de l’Éthique. Sans doute les lettres comportent-elles un certain nombre de textes que l’on retrouvera dans l’Éthique mais il est difficile de dire dans quel sens se fait l’influence – selon toute apparence, plutôt dans le sens contraire : Spinoza va puiser dans son œuvre des textes tout faits pour répondre à ses correspondants. Comme le remarque R. Misrahi dans sa préface aux lettres 3, la correspondance ne nous apporte rien de nouveau sur le système. Elle a beaucoup moins d’importance, en volume et en qualité, que chez Descartes ou Leibniz par exemple : on voit bien que le Traité des passions est issu de la correspondance avec Élisabeth, et que « la découverte métaphysique de l’homme » passe en partie par la correspondance ; chez Leibniz, cela va plus loin : le système se confond presque avec la corres- pondance, le philosophe ne cessant d’adapter sa pensée à ses interlocuteurs. La forme correspondance influence des ouvrages entiers comme les Nouveaux Essais. Chez Spinoza, c’est tout le contraire : malgré la règle posée dans le Traité de la réforme de l’entendement de parler ad captum vulgi, il cite à la 1. Traité de la réforme de l’entendement, § 13. 2. Traité théologico-politique, IX, 14. 3. SPINOZA, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 1056. 26 Ariel Suhamy lettre ses propres écrits, qui lui paraissent dans leur lettre même définitifs ; ce que j’ai écrit est assez clair, vous n’avez qu’à relire, lance-t-il à certains cor- respondants sans trop d’aménité. Il paraît difficile de dire que la correspondance nous montre la pensée spinoziste se faisant. Cependant, s’il n’y a pas d’influence directe de la correspondance sur le système, les tentatives pour en exercer une ne manquent pas. Les lettres abon- dent en effet en attaques assez violentes contre le système. L’étonnant, c’est que celui-ci n’en gardera aucun impact, d’autant que Spinoza riposte vigou- reusement, et même on a le sentiment qu’il fait de la provocation – comme pour tester la résistance du système à ces attaques. On l’a souvent souligné : ce qui distingue cette correspondance, c’est sa grande violence, ainsi que sa versatilité : d’une lettre à l’autre, le ton change complètement ; aux déclarations enflammées d’amitié faites à Blyenbergh succède dès la lettre suivante un ton quasi hostile et bientôt presque injurieux ; la plupart des échanges s’inter- rompent rapidement ; il y a parfois des raccommodements, mais provisoires (comme avec Oldenburg), et toujours c’est Spinoza qui rompt, soit en s’en expliquant (comme avec Blyenbergh), soit simplement en ne répondant pas, ou du moins en reportant sine die la réponse. Il ne se montre guère diplo- mate ; comme il le dit parfois, il a mieux à faire qu’à écrire des lettres. La correspondance a donc pour lui une autre fonction, et elle a avec le système un autre rapport, dont la violence paraît au premier abord l’aspect le plus caractéristique. Cette violence prend diverses formes, des questions insidieuses et inquisito- riales de Blyenbergh à l’hystérie fanatique de Burgh, des affirmations péremp- toires et désordonnées de Boxel jusqu’aux « bonnes intentions » d’Oldenburg. La violence vient des deux côtés : les correspondants cherchent à démasquer et à attaquer le système, et Spinoza riposte par des salves qu’il puise dans son œuvre déjà rédigée. Cette violence est particulièrement manifeste dans l’échange avec Albert Burgh. Celui-ci a compris au moins une chose : c’est que, avec Spinoza, il ne sert à rien de le critiquer sur le plan de la raison : la seule chose à faire, c’est de l’invectiver, d’utiliser, comme le remarque Spinoza dans sa réponse, tout l’arsenal rhétorique des théologiens. Cela dit, à côté de ces échanges polémiques, il y a d’autres lettres de facture plus classique et dépourvues de violence, où Spinoza répond à ses amis sur des questions proprement philosophiques : ces lettres semblent se rapporter plutôt à la forme générale de la correspondance du XVIIe siècle, l’article de revue destiné à un petit groupe. Les correspondants, cette fois, ont accès à l’œuvre et la discutent sans aucune agressivité. Il y a pourtant un point commun avec le premier corpus de lettres : il s’agit là encore de tester l’œuvre, de vérifier la clarté de son expression, d’expérimenter les réactions qu’elle suscite. 27 Comment parler avec des spectres uploads/Philosophie/ 03-ariel-suhamy-page-25-a-40-comment-parler-avec-des-spectres-pdf.pdf
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- Publié le Jul 04, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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