Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 8 L’homme, l’a

Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 8 L’homme, l’animal et la question du monde chez Heidegger Joël Balazut1 Le concept de monde a subi une évolution profonde au cours de l’itinéraire de Heidegger. Ainsi que l’a souligné Françoise Dastur – qui dans Heidegger et la question anthropologique se réfère sur ce point à Eugen Fink et à Friedrich von Herrmann2 – au cours de son itinéraire Heidegger passe progressivement d’un concept transcendantal à un concept cosmologique du monde, ce qui ne signifie pas cependant que le Dasein n’y est plus ouvert a priori et donc impliqué de manière radicale. Et il est essentiel d’ajouter que dans le cadre de cette évolution – qui est étroitement liée à la Kehre - le monde, en sa structure d’être, se verra finalement identifié à l’être lui-même ainsi que cela apparaît dans la Lettre sur l’humanisme3. Le monde, est-il dit, est l’ouverture de l’être, laquelle ouverture est l’être lui-même. L’être est alors cette éclaircie, fondamentalement ordonnée à un retrait, dans et par laquelle l’étant en totalité se déploie. La question du monde se confondant avec celle de l’être, se révèlera ainsi comme étant la question fondamentale de la philosophie de Heidegger. Or, dans la mesure où le Da-sein – l’ouverture a priori à l’être – constitue secrètement l’essence même de l’homme, cette évolution dans la conception de l’être entraînera une évolution concomitante dans celle de l’homme. Heidegger se dégagera de l’impasse d’une philosophie transcendantale du sujet dans laquelle il risquait contre son gré de se murer en 1927, et il en viendra à concevoir le Dasein comme étant, et n’étant rien d’autre, que le « là » du monde au sein duquel il est jeté et à la « structure d’être » duquel il est ouvert a priori. On peut remarquer d’ailleurs – ce qui est conforme à la conception continuiste de l’évolution de l’œuvre heideggerienne qu’autorise la Lettre à Richardson – que cet aboutissement était présent en gésine dès le début, dans la mesure où le Dasein, compris en la structure existentiale fondamentale qui en épuise le sens, se définit par ceci qu’il est In-der-Welt- sein. En dépit de l’importance que prend l’analyse du monde comme « monde ambiant » dans Être et temps, l’existential « monde » (la Weltlichkeit) n’est cependant pas retenu dans la caractérisation de l’essence du Dasein comme souci au § 41. C’est 1 Né en 1957, docteur en philosophie et actuellement chargé de cours à l'université de Toulouse II. Il est l'auteur de L'impensé de la philosophie heideggerienne et de Heidegger aux éditions L'Harmattan, ainsi que d'une étude intitulée La thèse de Heidegger sur l'art, publiée dans le numéro 5 de La Nouvelle revue d'esthétique. 2. Françoise Dastur, Heidegger et la question anthropologique, Louvain-Paris, Peteers, 2003, p. 96. 3. Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1977, p. 131. Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 9 tout à fait remarquable, car cela signifie que l’une des composantes essentielles de la Grundverfassung du Dasein a été, dans une certaine mesure, laissée de côté. Ainsi que Françoise Dastur le fait remarquer, c’est seulement dans les années qui ont suivi la rédaction d’Etre et temps, que le problème du monde va devenir véritablement un thème capital. Or, la comparaison entre le mode d’ouverture à son milieu, propre à l’animal et le mode d’ouverture à l’étant qui caractérise l’homme va jouer un rôle important dans l’évolution de la pensée heideggerienne et dans son effort fondamental et progressif pour élucider le concept de monde. En effet, ce problème du monde constitue le cœur du questionnement de Heidegger dans un cours de 1929/30 intitulé Concepts fondamentaux de la métaphysique : Monde-finitude-solitude. Or, dans ce cours Heidegger analyse longuement le comportement animal tel qu’il est mis à jour par les travaux de la science biologique et zoologique de son temps et en particulier par ceux de Jacob Von Uexküll. Cette étude précise et documentée du comportement animal, développée sur plus de cent pages, est entièrement menée dans une perspective comparative. Il s’agit, en analysant le mode spécifique d’ouverture de l’animal à son milieu, de montrer qu’il n’a pas de monde, ou plus précisément qu’il est « pauvre en monde », de manière à faire ressortir alors, par contraste, ce qu’est le monde et ce que signifie « avoir » un monde en tant que caractéristique fondamentale de l’homme. Nous allons donc essayer de montrer dans cette étude comment la comparaison homme/animal a joué un rôle essentiel dans l’évolution de la conception heideggerienne du monde et celle concomitante du Dasein. Dans le cours du semestre d’été 1927, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie Heidegger écrit ceci : « La clarification du concept de monde est une des tâches capitales de la philosophie. Le concept de monde – le phénomène ainsi désigné – voilà justement ce que la philosophie jusqu’à présent n’a pas encore reconnu »4. Dans Etre et temps il est déjà dit que le phénomène du monde n’a jamais encore été décrit dans son sens originel, mais qu’il a toujours, jusque là, été franchi d’un saut. Or, cette difficulté d’accès au phénomène du monde est fondamentalement liée à un préjugé tenace qui a sa source dans l’existence quotidienne ou encore dans ce que Husserl appelait l’attitude naturelle. Pour l’attitude naturelle il est admis, sans plus d’examen, que le monde est constitué par un ensemble d’étants subsistants toujours déjà présents et cependant accessibles, « sous les yeux », « posés là devant ». L’homme est alors conçu comme un sujet d’abord « sans monde » qui doit, en quelque sorte, sortir de lui-même pour se rapporter aux autres étants lesquels sont disposés devant lui en leur présence. Le présupposé ontologique propre à l’attitude naturelle, qui se présente sous les traits d’un « réalisme empirique », est une pré-compréhension spontanée de l’être 4. M. Heidegger, op. cit., Paris, Gallimard, 1985, p. 203. Klesis – Revue philosophique – 2010 : 16 – Humanité et animalité 10 comme subsistance ou présence constante de l’étant, que Heidegger appelle Vorhandenheit 5. Le point de départ radical du questionnement heideggerien est une remise en cause de ce présupposé ontologique. Ainsi que Gérard Granel l’a montré la « lutte contre la Vorhandenheit »6 est fondamentalement à l’origine de la pensée de Heidegger. Il s’agira alors de montrer que la Vorhandenheit, est une détermination ontologique dérivée et non originaire et de la mettre ainsi « entre parenthèses » ou encore « hors- circuit ». Or, pour se dégager de ce présupposé et pour s’arracher ainsi à la conception courante du monde - qui a sa légitimité propre, qui d’une certaine manière est inévitable - la comparaison entre l’homme et l’animal va jouer un rôle décisif. On pourrait dire, dans le langage de Husserl, que le processus comparatif entre l’homme et l’animal va permettre d’accomplir l’Epoché c’est-à-dire la « réduction phénoménologique ». En des termes plus proprement heideggeriens il faudrait dire que la confrontation entre l’homme et l’animal va aider la pensée à se dégager de tout appui dans l’étant présupposé et à accomplir ainsi le « saut dans l’être ». Tel est le chemin emprunté par le cours de 1929/30 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Dans cette tâche, Heidegger s’appuiera tout particulièrement, nous l’avons déjà suggéré, sur les travaux de Jacob von Uexküll. Il écrit, en effet, que les recherches de Uexküll sont « ce qu’il y a de plus fructueux que la philosophie puisse s’approprier dans la biologie dominante d’aujourd’hui »7. Et ainsi que l’a fait remarquer Giorgio Agamben dans un petit livre intitulé : L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, Heidegger va, plus encore qu’il ne le dit, reprendre à son compte l’essentiel de ses analyses - avec un vocabulaire un peu différent - et il ne les critiquera que pour les radicaliser encore8. Pour l’attitude naturelle, qui considère spontanément le monde comme un ensemble d’étants subsistants, il y a un monde unique et déjà donné auquel s’ouvrent et se rapportent ensuite, chacune à sa manière, l’ensemble des espèces vivantes qui s’y trouvent. Et les différentes espèces accèdent à ce monde unique avec un degré de pénétration plus ou moins grand ; le plus profond et le plus riche étant celui de l’homme. La différence entre ces divers modes d’accès à l’étant est donc seulement, pourrait on dire, une simple différence de degré et non pas de nature. L’importance des travaux de Uexküll tient d’abord à ceci qu’il a montré qu’un tel monde unitaire n’était qu’une illusion. Là où nous imaginons un monde unique comprenant à l’intérieur de lui- même toutes les espèces vivantes, Uexküll a montré qu’il y avait une grande variété de « mondes perceptifs ». Chaque espèce vivante a - dans la terminologie propre à Uexküll que modifiera Heidegger – son Umwelt, son « monde environnant », qui constitue une unité close sur elle-même. Et l’animal se tient en symbiose avec ce milieu environnant 5. Cf. M. Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, Paris, Gallimard, uploads/Philosophie/ animalite-02-balazut.pdf

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