87 POUR UNE DESCRIPTION TERMINOGRAPHIQUE DES SCIENCES DU LANGAGE Franck NEVEU U

87 POUR UNE DESCRIPTION TERMINOGRAPHIQUE DES SCIENCES DU LANGAGE Franck NEVEU Université de Caen – laboratoire CRISCO INTRODUCTION L’objectif est ici d’exposer quelques-uns des problèmes posés par la terminologie linguistique1, en prenant appui sur certaines difficultés rencontrées lors de l’élaboration du Dictionnaire des sciences du langage (Neveu, 2004 : désormais DSL), et en développant les solutions qui ont semblé recevables. On laissera de côté les difficultés qui tiennent au cadre nécessairement contraignant fixé par tout éditeur, cadre qui réduit la marge de 1 Cet article bénéficie notamment des travaux conduits dans le cadre de la préparation d’un ouvrage, à paraître chez Armand Colin, sur Le discours linguistique. Introduction à la lecture des grammaires modernes, ainsi que des études à paraître dans la revue Langages, « La tradition grammaticale » (Neveu & Mejri, dir., 2006. Contributions : Peter Blumenthal, Taïeb Baccouche, Claude Guimier, Naomi Ida, Peter Lauwers, Salah Mejri, Franck Neveu, Michele Prandi, Patrick Sériot, Irène Tamba). et de celles réunies dans le numéro thématique de la revue Syntaxe et Sémantique, n° 7, « La terminologie Linguistique. Problèmes épistémologiques, conceptuels et traductionnels » (Neveu, dir., 2006. Contributions : Samir Bajrić, Didier Bottineau, Françoise Cordier, Jacques François, Francis Gandon, Claude Guimier, Hédi Jatlaoui, Pierre Lerat, Salah Mejri, Saïd Mosbah, Franck Neveu, Béchir Ouerhani, Jean- François Sablayrolles, Pierre Swiggers). Une version étoffée de cet article a été publiée dans le volume dirigé par Gilles Siouffi et Agnès Steuckardt, Les linguistes et la norme (Siouffi & Steuckardt, 2006). Cahier du CIEL 2007-2008 88 décision et d’initiative de l’auteur d’un ouvrage de vulgarisation, tout particulièrement dans le cas d’un dictionnaire2. L’article traitera principalement du poids de la normativité dans la terminologie linguistique, normativité qui peut être tenue à la fois comme une condition nécessaire à l’existence d’une terminologie scientifique, mais aussi comme l’illustration d’une conception fortement nomologique de la science. La thèse ici défendue, comme le suggère clairement le titre donné à cette étude, peut être résumée par la distinction faite entre l’activité terminologique inhérente à tout domaine technique ou scientifique, qui consiste à s’assurer de l’adéquation optimale entre un vocabulaire et un domaine de connaissances, et l’activité terminographique, qui ne vise pas à établir ce vocabulaire mais à décrire l’usage qui en est fait, ce qui suppose une double orientation, historiographique d’une part, et épistémologique d’autre part. On examinera successivement divers aspects de l’approche normative de la terminologie linguistique, le double fonctionnement prospectif et résultatif de cette terminologie, et l’on tentera de faire apparaître, en prenant appui sur le DSL, la réalité de la description terminographique et son intérêt pour les sciences du langage. 1 APPROCHES NORMATIVES DE LA TERMINOLOGIE LINGUISTIQUE La conception normative de la terminologie linguistique repose principalement sur la notion de « sous-langage », héritée, comme l’a rappelé Pierre Swiggers (1999), de l’analyse harrissienne de la terminologie, qui développe une approche arborescente et hiérarchisée des langages. Selon cette conception, la spécificité du dispositif terminologique tient à son existence comme langage de description et comme vocabulaire de référence. Le technolecte linguistique constitue dans cette perspective un sous-langage, c’est-à-dire un langage sub-ordonné, articulé à un langage englobant super- ordonné, qui obéit aux conventions générales de la langue ordinaire : La terminologie linguistique est un langage à propos des langues et à propos de leur description, et ce langage s’inscrit dans le lexique et la grammaire des langues naturelles, tout en ayant des caractéristiques spécifiques. Plus précisément, la terminologie linguistique correspond à un sous-langage, au sens défini par Zellig Harris : il s’agit d’un langage qui obéit à un ensemble de conventions distributionnelles générales valables pour la langue (ordinaire) qui l’englobe 2 Ces contraintes affectent principalement le volume de l’ouvrage, et donc aussi nécessairement le nombre et la diversité des entrées. F. NEVEU – Pour une description terminographique des sciences du langage 89 (langue superordonnée). La spécificité des conventions distributionnelles d’un sous-langage qui s’inscrit dans la langue naturelle A correspond, globalement, à celle du sous-langage analogue (portant sur le même domaine spécifique) inscrit dans les langues naturelles B, C, etc. En d’autres termes, un sous-langage se définit comme un binôme comprenant un lexique (ou un ensemble de morphèmes lexicaux) – ensemble de termes – et un ensemble de règles de formation lexicale et de construction syntaxique (règles de combinaison de morphèmes et de chaînes de morphèmes). Les opérations qu’on peut (et qu’on ne peut pas) effectuer (1) sur les éléments du lexique et (2) sur des chaînes d’éléments du lexique, en combinaison avec des éléments de la syntaxe du langage, définissent l’extension (au sens formel) du sous-langage en question. Le résultat discursif de ces opérations (qui permettent des actes de définition et de description) est un ensemble de phrases clos, relevant d’un ensemble d’opérations de la langue superordonnée. (Swiggers, 1999 : 31) Dans cette perspective, l’activité terminologique consiste, comme le précise Gilbert Lazard (1999), à pourvoir d’étiquettes dénominatives des notions clairement conçues : Les questions de terminologie sont-elles importantes ? Non, s’il s’agit seulement de pourvoir d’étiquettes des notions clairement conçues. Si des chercheurs qui utilisent les mêmes notions leur donnent des noms différents, le dialogue peut devenir difficile et il prête aux malentendus. Cependant, si chacun prend soin de préciser clairement quel sens il donne aux mots qu’il emploie, l’obstacle peut être surmonté, moyennant un peu d’effort de la part de chacun, et les spécialistes peuvent s’entendre même s’ils ressentent quelque irritation. Le flottement terminologique n’est qu’une incommodité. (Lazard, 1999 : 111-112) Il s’agit bien ici d’équiper un domaine de connaissances d’un vocabulaire spécifique, qui ne présente pas la variabilité contextuelle et l’instabilité des unités lexicales du langage super-ordonné. On aboutit donc naturellement à une forme de « déontologie terminologique », qui repose sur quatre principes : (i) transparence et univocité des termes ; (ii) adéquation des unités terminologiques au domaine de connaissances, lequel est rigoureusement circonscrit, et délimité par une forme de clôture lexicale ; (iii) non- contradiction entre les unités terminologiques, qui entretiennent entre elles des rapports logiques quasi mathématisables ; (iv) principe de parcimonie (ou rasoir d’Ockham : Pluralitas non est ponenda sine necessitate, « Il ne faut pas multiplier les entités au-delà de ce qu’il est nécessaire »), principe qui s’applique au nombre des unités, donc à leur forme (les formes complexes contribuent à l’accroissement du nombre des termes). Swiggers (1999) rappelle ainsi ces quatre principes : (a) Transparence : les termes choisis doivent être maximalement transparents, en ce que leur signification devra être univoquement associée à la structuration formelle du métalangage. Cahier du CIEL 2007-2008 90 (b) Adéquation : les termes choisis doivent être dans un rapport de référence directe et univoque avec un domaine applicatif, défini par l’ensemble des termes relatifs à ce domaine (cette circularité est incontournable) ; on pourra parler d’adéquation par sommation en parlant d’ensembles de termes décrivant des secteurs d’un domaine complexe. (c) Cohérence : la nomenclature terminologique dans son ensemble doit être cohérente, c’est-à-dire exempte de relations de contradiction interne et unifiée par des rapports de solidarité, d’inclusion, d’opposition définie, de superordination, etc. (d) Économie : la nomenclature terminologique doit être parcimonieuse, c’est-à- dire utiliser le nombre minimal de termes requis par la description du domaine (ou du problème) et ne doit pas employer des termes de structure complexe là où des termes de structure simple sont disponibles. (Swiggers, 1999 : 31) Swiggers précise justement que ces contraintes se résument au bout du compte aux exigences d’une théorie du langage comme description d’un système, telles que Hjelmslev les a exposées dans les Prolégomènes à une théorie du langage sous le principe global d’empirisme : la description doit être non contradictoire, exhaustive et aussi simple que possible. 2 FONCTIONNEMENT PROSPECTIF ET RÉSULTATIF DE LA TERMINOLOGIE LINGUISTIQUE Le vocabulaire de la science linguistique est donc encore largement pensé comme un « technolecte », caractérisé par un usage spécifique du lexique pouvant être décrit comme un « style » dont les traits fonctionnels, apparents aux plans morphologique et combinatoire, sont justifiés par la nécessaire spécialisation d’un discours sur la langue. Il s’agit là d’une une conception étroitement normative du vocabulaire linguistique puisqu’elle dissocie les termes des conceptualisations qui sont à l’origine des notions, et puisqu’elle induit une forme de cloisonnement entre cette pratique discursive qu’est la métalangue et le système fondamental de la langue particulière où elle est observée. On retrouve l’opposition convenue entre terme et mot. Le terme est réputé produit par l’attribution conventionnelle d’une étiquette dénominative à une notion. Les définitions terminologiques, qui sont censées faire l’objet d’un consensus des « experts », sont donc tenues pour nécessairement conventionnelles. L’accès au signifié du terme est ainsi garanti par la connaissance du domaine où il s’inscrit. Les travaux sur les « langues de spécialité » (entre autres, Lerat, 1995) ont pourtant permis de réviser cette approche, en montrant que la spécialisation des discours et des textes est d’abord une affaire de contenus liés à la représentation des connaissances chez les locuteurs, et donc à leur langue, à leur histoire, à leur culture. On F. NEVEU – Pour une description terminographique des sciences du langage uploads/Philosophie/ 06-neveu.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager