Romanica Cracoviensia 14 (2014): 95–111 doi: 10.4467/20843917RC.13.008.2710 www
Romanica Cracoviensia 14 (2014): 95–111 doi: 10.4467/20843917RC.13.008.2710 www.ejournals.eu/Romanica-Cracoviensia Françoise Collinet Université Jagellonne de Cracovie LA DISSERTATION FRAN- ÇAISE : UN GENRE ARGUMEN- TATIF ENTRE RHÉTORIQUE ET LOGIQUE (ÉVIDENCES, PRÉSUPPOSÉS ET CHANGE- MENTS DE PARADIGME) OBJECTIFS DE LA PRÉSENTE CONTRIBUTION Le présent article résume deux chapitres d’un travail consacré aux difficultés que génère la dissertation traditionnelle en contexte allophone (Collinet 2013). Cet objectif didactique ne sera pas abordé ici. En effet, en raison de la codification parfois implicite de l’exercice et de son caractère problématique par rapport aux outils d’analyse con- temporains, une analyse précise du genre étudié semble un préalable nécessaire à l’ob- jectif strictement didactique ; c’est cet objectif, plus circonscrit, que nous poursuivons ici. La section 2 du présent article montrera que la dissertation construit une situation de communication relativement paradoxale. La section 3 proposera l’analyse d’un aspect particulier et, surtout, plus directement accessible de cette difficulté globale : le rapport entre dissertation et rhétorique. Dans les discours sur la dissertation, deux défi- nitions distinctes de la rhétorique se font concurrence : la première tend à masquer la situation de communication, alors que la seconde (d’inspiration perelmanienne) insiste sur la présence constitutive d’un auditoire. Mais commençons par le commencement : la section 1 expose les origines socio-historiques (1.2) et épistémologiques des difficul- tés à analyser (1.3). 1. DÉFINITION DU PROBLÈME ET MÉTHODOLOGIE 1.1. LA DISSERTATION : UNE DÉFINITION DE TRAVAIL La dissertation a longtemps représenté un « objet canonique de l’enseignement du français dans l’hexagone » (Petitjean 1997 : 7). Notre propos concerne prioritairement la dissertation dite « générale » qui constitue une propédeutique aux dissertations spé- cialisées (philosophie, allemand, histoire littéraire, etc.) ; l’intérêt se porte plutôt sur la dissertation traditionnelle que sur les critiques théoriques (à partir de ‘60) ou les ten- Françoise Collinet 96 tatives de rénovations didactiques (à partir des années ‘80). Concrètement 1, il s’agit d’un devoir de 3 à 10 pages (Guyot-Clément 2012 : 172) où un sujet est soumis à la réflexion du candidat ; dans la terminologie traditionnelle, le candidat devra analy- ser puis problématiser le sujet pour ensuite le traiter de façon logique et claire pour aboutir, suivant un plan à une prise de position qui devra apparaître comme le résultat d’une démonstration. 1.2. LA DISSERTATION : ASPECTS SOCIO-HISTORIQUES Historiquement, la dissertation participe des réformes initiées par la IIIe République qui voit dans la supériorité du système éducatif prussien une des principales raisons de la défaite de 1870 2 ; l’introduction de la dissertation poursuit un double objectif : a) remplacement de l’enseignement des langues anciennes par l’enseignement de la langue maternelle, b) élimination de la rhétorique. De 1880–1960, la dissertation constitue la « clé de voûte » (Chervel 1990 : 113) de l’enseignement du français ; supposée illustrer les idéaux méritocratiques du système français, l’épreuve est largement utilisée lors des Concours qui scellent l’avenir aca- démique ou professionnel des individus. Or, à partir des années 1960, des critiques s’élèvent contre les idéaux que la dissertation est censée incarner. La critique bourdieu- sienne présente à cet égard une thèse particulièrement retentissante 3 : à toutes les époques et sous toutes les latitudes, une des fonctions de l’enseignement serait de maintenir, à travers la succession des générations, la domination des classes diri- geantes. Ainsi, les idéaux méritocratiques affichés par le système éducatif français seraient un voile permettant de cacher cette réalité. Un exercice qui, comme la disser- tation, « cristallise » (Bourdieu & Passeron 1970 : 10) 4 les espérances des familles serait un des outils de cette reproduction sociale des élites. On le voit, l’image de la dissertation s’inverse : d’instrument au service de la méritocratie (à partir de 1880), elle devient instrument de domination sociale (à partir de 1970). Dans la suite du propos, nous voudrions montrer que ce type de renversement (consécutif à une prise de con- science) se répercute dans les discours didactiques sur la dissertation et, précisément, sur la relation qui existe entre dissertation, logique et rhétorique. 1 La définition ici proposée est le résultat d’une étude comparative portant sur 7 manuels de dissertation publiés à des époques différentes ; elle rassemble une série d’éléments qui restent stables au cours du temps. Nous ne pouvons pas reproduire ici le détail de l’analyse autorisant cette défini- tion (Collinet 2013 : 10–51). La liste des manuels examinés est reprise au point 2.1 et dans la seconde section de la bibliographie. 2 Cet épisode est fort bien documenté : pour des résumés, voir Abastado (1981) ou Chervel (1993). 3 L’ouvrage intitulé La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement est signé Bourdieu et Passeron. L’ouvrage reste aujourd’hui encore une référence connue d’un large public. 4 Le propos des sociologues concerne le système éducatif dans sa globalité. Le cas de la disserta- tion apparaît donc comme un simple exemple mais un exemple révélateur. La dissertation française : un genre argumentatif entre rhétorique et logique 97 1.3. DÉFINITION DU PROBLÈME ET MÉTHODOLOGIE Selon les époques, on observe deux discours concurrents : soit la dissertation est considérée comme antirhétorique et est mise au service de la logique ; soit elle est con- sidérée comme rhétorique. Discours de la dissertation traditionnelle (1880-1960) Discours contemporain sur la dissertation (à partir de 1960) La rhétorique est vide, creuse et artifi- cielle, etc. La dissertation évite la rhétorique et valorise la logique, la clarté et le naturel 5. La dissertation est un exercice de rhétorique 6. Discours des historiens (y compris après 1960) La dissertation est une arme de destruction contre la rhétorique 7. Comme dans le cas de la critique bourdieusienne, l’image de la dissertation s’inverse : d’antirhétorique, elle devient rhétorique. Nous nous trouvons face à des propositions qui, dans leur formulation lapidaire, se présentent comme des évidences décontextuali- sées. La contradiction – manifeste – entre ces assertions conduit cependant à les requa- lifier comme des pseudo-évidences. Pour gérer la contradiction entre ces assertions, nous proposons de considérer que le discours traditionnel (corroboré par les historiens) et le discours contemporain présupposent deux définitions différentes de la rhétorique et, plus généralement, s’inscrivent dans deux configurations du savoir distinctes. Ces configurations de savoirs, nous les nommons paradigmes et leur succession dans le temps, nous l’appelons changement de paradigme 8. En réalité, la redéfinition de la rhé- torique, décrite dans les limites de cet article 9, ne constitue qu’un exemple du change- ment de paradigme observable dans les discours sur la dissertation et à travers lui des discours scientifiques sur la langue. Ce changement de paradigme trouve son origine dans les impasses auxquelles aboutit la logique formelle au XXe siècle ; il conduit Austin à formuler sa théorie des actes de langage, Perelman à s’intéresser à l’étude du raisonnement pratique ; ce changement de paradigme pousse également les grammai- riens (et les linguistes) à requalifier leur discipline en science du discours. De façon très globale, nous considérons que la concurrence des discours sur la dissertation est un 5 P.ex. Chassang et Senninger (1992 [1955] : 21 et 22). 6 Genette (1966 : 28) ; Désalmand et Tort introduisent cette modification dans leur édition de 1998 (p. 4) ce qui constitue une des rares modifications par rapport à la première édition de 1977. 7 Sarrazin (1990 : 114). 8 Ces termes sont empruntés à Kuhn. Même s’il insiste sur la spécificité du discours des sciences dures, Kuhn (2008 [1962] : 282–283) considère que son modèle peut s’appliquer à d’autres champs du savoir ; il signale même s’être inspiré de ces domaines. 9 Pour plus de précisions, se reporter à Collinet (2013) ; voir par exemple le chapitre IV consacré à la concurrence entre les connecteurs « logiques » et les « connecteurs pragmatiques » et le schéma de synthèse (p. 203). Françoise Collinet 98 épiphénomène du remplacement du paradigme logico-grammatical (dont la dissertation porte la trace) par un paradigme où la langue est conçue comme un mode d’action sur le monde. Nous considérons que les discours scolaires enregistrent, avec retard et de façon simplifiée, les évolutions du discours savants. Notre tâche consiste donc à utiliser les pseudo-évidences concurrentes pour les replacer dans leurs paradigmes respectifs, c’est-à-dire dans les contextes théoriques que, dans le cas présent, elles véhiculent à titre de présupposés 10. En d’autres termes, les évidences affleurent, de façon ponctuelle, dans les manuels de dissertation tandis que les présupposés n’apparaissent pas explicitement dans les manuels mais en consti- tuent un fondement implicite. Les présupposés sont envisagés comme éléments orga- nisés participant d’un système général (paradigme) ; le paradigme correspond à un ensemble de questions (et donc de réponses) considérées comme légitimes par une communauté savante à une époque donnée. Dans un même champ du savoir, des para- digmes peuvent entrer en concurrence. Nous considérons que la contradiction entre les pseudo-évidences repérées dans les discours sur la dissertation est le signe visible de la présence cachée d’une concurrence entre paradigmes. Le travail d’explicitation est plus difficile dans le cas du discours traditionnel : le refus de la rhétorique va de pair avec une revendication de logique et uploads/Philosophie/ 11-collinet-rc-14.pdf
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- Publié le Sep 05, 2022
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