La cognition INTRODUCTION COGNITIVISME ET SCIENCES COGNITIVES Pierre STEINER* p
La cognition INTRODUCTION COGNITIVISME ET SCIENCES COGNITIVES Pierre STEINER* psteiner@up.univ-mrs.fr Dans les limites d’une introduction, j’expose les différentes assomp tions (naturalisme, fonctionnalisme) et les principaux axiomes (repré sentationnalisme, computationnalisme) du paradigme cognitiviste. J’évoque également les critiques d’obédience neuroscientifique de ce programme, avant de présenter les théories qui critiquent son oubli des propriétés conscientes, somatiques, temporelles, environnementales, dynamiques et sociales de la cognition. « On parle beaucoup de sciences cognitives ces derniers temps. Il paraît cependant nécessaire de distinguer l’édification d’une théorie scienti fique ou la croissance d’une discipline scientifique avec des questions bien définies de la prolifération d’idées pour des théories possibles que personne ne sait, même en principe, comment réaliser. » Hilary PUTNAM1 I. Introduction Le cognitivisme est le paradigme principal des sciences cognitives. Il fut le premier, et n’est que depuis peu soumis à un paradigme concur rent (connexionnisme) et à des critiques systématiques, entre autres — — — — — — — — — — — — — — — — ∗ Allocataire-moniteur au Département de philosophie de l’université de Provence. Affilié au labora toire Ceperc, il prépare une thèse sous la direction de J.-P. Cometti consacrée à une analyse des dimen sions d’Arrière-Plan de l’esprit, notamment à partir d’une étude des niveaux explicites, implicites et tacites de représentation (cette dernière étant considérée dans une optique interprétationniste) et d’at titudes cognitives. Cette analyse s’effectue à la lumière des travaux de philosophes pragmatistes (Peirce, James, Dewey, Brandom) dont il tente d’intégrer les réflexions dans certains débats actuels en philosophie de l’esprit et des sciences cognitives. 1. The Threefold Cord : Mind, Body, and World, New York, Columbia University Press, 1999, p. 35. Ma traduction. Labyrinthe, n° 20 inspirées par la phénoménologie ou motivées par les neurosciences. Avant de présenter le cognitivisme, il s’agit de définir ce que sont les sciences cognitives. Pour reprendre une expression de J. Petitot, on peut considérer les sciences cognitives comme une alliance de disciplines visant à constituer une science naturelle de l’esprit. Par « esprit », on entend simplement ici l’ensemble des capacités mentales propres au système nerveux central. Plus précisément, les sciences cognitives sont des sciences de la cognition : il s’agit d’étudier les capacités et proces sus mentaux – mais néanmoins naturels – qui, au moyen d’un traite ment (aussi bien sélectif que productif) de l’information, engendrent, transmettent, modifient, utilisent, conservent ou consistent en de la connaissance : sensori-motricité, perception, mémoire, compréhension et production langagière (et plus largement symbolique), représenta tion des connaissances, ou encore raisonnement. La cognition est à la connaissance ce que la volition est à la volonté: une fonction de produc tion et de réalisation. C’est cette fonction qui amène l’état de connais sance (cette fonction est présente chez un adulte, un bébé, ou un chien ; et aussi, de manière plus problématique, chez une huître, un ordinateur ou un thermostat). On étudie donc ce qui rend causalement possible la connaissance, et non pas cette dernière en elle-même, dotée de proprié tés – différentielles – culturelles ou normatives. La période de naissance des sciences cognitives se confond avec celle de l’émergence du paradigme cognitiviste: les années 1950-1960. Durant cette période, plusieurs programmes de recherche se dévelop pent : la psycholinguistique, la cybernétique et les sciences de l’infor matique et de l’information, qui peu à peu ont convergé vers le même objet d’étude, l’esprit, considéré comme système cognitif. Les travaux de Chomsky en psycholinguistique ont constitué l’un des socles conceptuels du cognitivisme. Dans sa critique dirimante de la théorie behavioriste du langage proposée par Skinner (1957), Chomsky souhai tait montrer que, pour expliquer l’apprentissage et le comportement langagier d’un être humain, nous ne pouvions nous limiter à élaborer un schéma stimulus-réponse. Il nous faut postuler l’existence d’une vie mentale interne afin d’expliquer les transitions entre les entrées et les sorties du système (ou même, plus élémentairement, l’interprétation des entrées), ce que le béhaviorisme refusait catégoriquement. Cognitivement, nous ne sommes pas des êtres-réflexes. Nos compor tements sont « stimulus free »: ce que font les gens dépend de ce qu’ils 14 Introduction– cognitivisme et sciences cognitives croient, désirent, et de la manière dont ils interprètent les paroles, les objets ou encore l’environnement. On ne peut pas uniquement comprendre le comportement humain à partir des propriétés objectives du monde ; il faut aussi prendre en compte la manière dont le monde est perçu et représenté dans l’esprit : nous sommes en effet sensibles à l’information que contient un stimulus, et non pas au simple format physique de celui-ci2. Il est nécessaire de postuler des représentations comme intermédiaires entre l’input sensoriel et l’output comporte mental. À la base, le cognitivisme est donc antiréductionniste, propo sant de laisser une place à l’interprétation, aux représentations internes du système dans une explication comportementale. Mais, afin d’éviter la postulation d’un « fantôme dans la machine » (Ryle), évanescent et incertain, les cognitivistes veulent montrer qu’il est possible de faire de ces représentations internes un système fermé qu’il est possible d’étudier scientifiquement, en formulant les lois de son fonctionnement et de ses productions. « Un réductionnisme en chasse un autre », diront certains… Il faut donc considérer l’esprit humain comme étant un système de traitement de l’information ; les êtres vivants sont, pour reprendre l’ex pression de G. Miller, informavores. De là découle également l’idée qu’un système cognitif est un système d’inférence (étant donné qu’il traite de l’information et la transforme d’input à output suivant des règles – voir infra). À cette conception de l’esprit se conjugue l’idée que l’on pourrait davantage comprendre le fonctionnement de ce système inférentiel en le comparant avec l’ordinateur, qui est lui aussi un système de traitement de l’information (mais sont-ils de la même espèce ? Là est toute la question, qui engendre évidemment bon nombre de critiques). Les sciences cognitives, dès leur début, ont rejeté le béhaviorisme (ou du moins une version poussée de ce dernier3), et, tout en refusant — — — — — — — — — — — — — — — — 2. Voir Zenon Pylyshyn, Computation and Cognition. Toward a Foundation for Cognitive Science, Cambridge (Mass.)/London, MIT Press, 1984, 320 p. et Kim Sterelny, The Representational Theory of Mind, Oxford, Blackwell, 1990, 268 p. 3. Pour certains, en effet, en mettant tout à fait de côté la question de la conscience ou du vécu, les sciences cognitives – à tout le moins dans leur orientation cognitiviste – ne sont qu’une forme de behaviorisme, et sont donc principalement erronées car gravement incomplètes. Pour ce genre d’ar gument, voir entre autres les travaux de Galen Strawson, John Searle, et Francisco Varela (voir réfé rences de la bibliographie). 15 Labyrinthe, n° 20 l’introspectionnisme (déclaré peu objectif) ont adopté un mentalisme centré autour de l’« affirmation de l’importance de processus stricte ment internes, dotés de réalité et d’autonomie4 ». Ce qu’il faut souli gner, c’est qu’elles rejettent aussi tout réductionnisme : nos états mentaux ne sont pas que des phénomènes bio-chimico-physiques. En tant que phénomènes cognitifs, nos états mentaux (que l’on suppose facilement identifiables et localisables) représentent5 quelque chose ; ils véhiculent une ou des informations portant sur le monde extérieur. Cette information peut être par exemple codée sous une forme linguis tique (digitale) ou picturale (codage analogique). Les transformations qui affectent les états cérébraux ne peuvent donc être uniquement décrites en termes physico-chimiques, car ces transformations sont aussi des calculs sur les représentations/informations véhiculées par ces états. Du point de vue cognitiviste, le mental possède donc une nature matérielle (le cognitivisme refuse tout dualisme « ontologique »), mais également une autonomie conceptuelle ou logique ; cette autonomie permettrait alors de l’étudier à un niveau de description portant unique ment sur la fonction des entités mentales6. Il faut donc (relativement) distinguer une investigation sur l’architecture du cerveau d’une enquête sur l’architecture des fonctions cognitives, cette dernière enquête pouvant alors prendre l’ordinateur comme modèle pour expliquer l’éco nomie de notre système cognitif. L’ordinateur peut simuler le fonc tionnement de notre vie mentale. Mais « simuler » peut aussi bien signi fier « faire comme » que « remplacer ». Si l’on s’en tient au premier sens, il est clair que les modèles computationnels présentent une valeur heuristique certaine pour comprendre le fonctionnement de l’esprit. L’esprit tel qu’il est conçu par le paradigme cognitiviste est assez particulier, et correspond peu aux conceptions du sens commun. Il est par exemple essentiellement inconscient ou encore, selon l’expression — — — — — — — — — — — — — — — — 4. Daniel Andler, « Cognitives (Sciences) », dans Encyclopaedia Universalis, tome 6, 1992, p. 68. 5. Précisons ici qu’il existe un grand nombre de conceptions de ce qu’est ou de ce que ne peut être une représentation mentale – ou plutôt de ce que représente une telle entité, et de ses relations avec la notion d’information. Pour certains, il n’y a pas de représentations (Varela, Dreyfus); pour d’autres, elles ne représentent rien (elles n’ont pas de contenu sémantique intrinsèque); elles sont des « façons de parler » utiles, des heuristiques (Chomsky, uploads/Philosophie/ 20-02-steiner.pdf
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- Publié le Dec 03, 2021
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