Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 5, No 1 (2014), pp. 7-27 ISSN 2155-11

Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 5, No 1 (2014), pp. 7-27 ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2014.241 http://ricoeur.pitt.edu This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0 United States License. This journal is published by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its D-Scribe Digital Publishing Program, and is cosponsored by the University of Pittsburgh Press. Le dernier Wittgenstein et le dernier Husserl sur le langage Paul Ricœur Abstract: This article presents an edited version of lectures given by Paul Ricœur at Johns Hopkins University in April 1966. Ricœur offers a comparative analysis of Wittgenstein’s and Husserl’s late works, taking the problem of language as the common ground of investigation for these two central figures of phenomenology and analytic philosophy. Ricœur develops his study in two parts. The first part considers Husserl’s approach to language after the Logical Investigations and concentrates on Formal and Transcendental Logic; leaving a transcendental reflection on language behind it re-­‐‑examines a phenomenological conception, according to which the sphere of logic is not separable from that of experience. The main focus of the second part is Wittgenstein’s later philosophy as it moved on from the conception of an isomorphic relation between language and the world, as set out in the picture theory in the Tractatus Logico-­‐‑Philosophicus, to the more pragmatic notion of a language-­‐‑game in the Philosophical Investigations. In order to get beyond the irrevocable differences between the two philosophies and the unresolved theoretical issues on both sides, Ricœur suggests turning to a semiological paradigm based on the Saussurean distinction between “language” and “speaking.” Keywords: Analytic Philosophy, Husserl, Phenomenology, Semiology, Wittgenstein. Résumé: Cet article est une version éditée de conférences données par Paul Ricœur à la Johns Hopkins University en avril 1966. Ricœur propose une analyse comparée des dernières œuvres de Wittgenstein et Husserl, avec le problème du langage comme sol commun d’investigations pour ces deux figures centrales de la phénoménologie et la philosophie analytique. Cette analyse de Ricœur se joue à travers deux parties. La première partie revient sur l'ʹapproche du langage chez Husserl depuis Recherches logiques avec une attention particulière aux développements de Logique formelle et logique transcendantale; dans le cadre d’une réflexion transcendantale sur le langage il revient sur une conception phénoménologique selon laquelle, le domaine du logique n’est pas séparable de celui de l'ʹexpérience. La deuxième partie se concentre principalement sur la dernière philosophie de Wittgenstein alors qu’il s'ʹest départi de l’idée d’une relation isomorphique entre le langage et le monde telle que posée par la théorie du tableau dans le Tractatus logico-­‐‑philosophicus, pour s’engager vers la notion plus pragmatique de jeu de langage dans les Investigations philosophiques. Afin de surmonter les différences irrémédiables entre les deux philosophies et, dans une certaine mesure, certains des problèmes théoriques non résolus depuis les deux bords, Ricœur fait finalement référence à un paradigme sémiologique et à la distinction saussurienne entre “langue” et “parole.” Mots-­‐‑clés: Husserl, Phénoménologie, Sémiologie, Philosophie analytique, Wittgenstein. Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 5, No 1 (2014) ISSN 2155-­‐‑1162 (online) DOI 10.5195/errs.2014.241 http://ricoeur.pitt.edu Le dernier Wittgenstein et le dernier Husserl sur le langage Paul Ricœur [15799]1 Permettez-­‐‑moi de dire quelques mots sur l’intention de cette communication. Elle s’inscrit dans une entreprise plus vaste de confrontation et d’intelligence mutuelle entre la philosophie anglo-­‐‑américaine et la philosophie européenne, du moins celle qui, de près ou de loin, est dans la mouvance de la phénoménologie husserlienne. Le moment est sans doute venu de rompre cette inadmissible ignorance mutuelle. Or nous avons un intérêt commun: le langage. Le problème du langage est aujourd’hui le point de rencontre et d’affrontement de toutes les philosophies; peut-­‐‑être même trouverions-­‐‑nous entre elles une visée commune. Nous sommes tous à la recherche d’une grande philosophie du langage, qu’appellent par ailleurs des disciplines aussi diverses que la psychanalyse et l’exégèse. Cette confrontation entre philosophie linguistique et phénoménologie sur la question du langage est rendue possible par un trait singulier de ces deux mouvements de pensée. On peut en effet discerner une certaine ressemblance dans leur développement: tous les deux ont commencé, en ce qui concerne le langage, par une théorie où l’usage de notre langage ordinaire doit être mesuré à un langage idéal, ce qui veut dire, pour les uns, un langage réglé sur l’intuition intellectuelle et, pour les autres, un langage construit selon les exigences d’une syntaxe et d’une sémantique logiques. Puis, on est passé, de part et d’autre, à une description du langage tel qu’il fonctionne, du langage dans son usage ordinaire, et on a été attentif à la diversité de ses usages et de ses fonctions, sans référence ni dépendance aux langages construits des mathématiciens et des logiciens. [15800] Or il se trouve que Wittgenstein a été successivement le témoin de l’une et l’autre attitude, dans le Tractatus logico-­‐‑philosophicus d’abord, puis dans les Investigations philosophiques. Il se laisse ainsi confronter à Husserl, pris également à deux moments de son développement: le Husserl des Recherches logiques mesure le langage à un idéal bien défini de logicité; le dernier Husserl, celui de Logique formelle et transcendantale, deuxième partie, de Erfahrung und Urteil et de la Krisis, approche le langage à partir du potentiel signifiant porté par le monde vécu ou monde de la vie (Lebenswelt).2 J’ai tenté ailleurs, et dans ce pays même – à Washington –, une première confrontation au niveau des Recherches logiques et du Tractatus logico-­‐‑philosophicus.3 Je voudrais aujourd’hui entreprendre une deuxième confrontation au niveau des Investigations philosophiques de Wittgenstein et des derniers écrits de Husserl. Afin de rendre plus significative la confrontation, je propose de la resserrer sur un thème bien déterminé, délibérément choisi comme typique de chaque auteur et comme représentatif de l’ensemble de l’œuvre. J’avais retenu dans ma première confrontation la notion de tableau et je l’avais opposée à celle de signification intentionnelle. Aujourd’hui, je m’attacherai, chez Wittgenstein, à la conception de la signification comme usage, et je considérerai le développement de cette notion d’usage dans celle de jeu de langage; chez Husserl, je considérerai principalement les textes concernant la fondation (Fundierung) des significations logiques par renvoi au monde de la vie. Ces notions de fondation et de renvoi sont certes très différentes de celles d’usage et de jeu de langage. Néanmoins, elles se situent au sein de la même phase d’un trajet que j’appellerai la prise du langage sur l’expérience – que l’on entende ce dernier terme au sens étroit d’expérience réglée par une procédure logico-­‐‑ Le dernier Wittgenstein et le dernier Husserl sur le langage Études Ricœuriennes / Ricœur Studies Vol 5, No 1 (2014) ISSN 2155-­‐‑1162 (online) DOI 10.5195/errs.2014.241 http://ricoeur.pitt.edu 8 mathématique ou expérimentale ou, au sens large, d’expérience quotidienne dans ses rapports avec des objets usuels, avec autrui, et avec un monde de la culture. Il me semble, en effet, qu’on peut considérer tout ensemble de signes de deux points de vue différents. On peut le considérer, d’une part, comme un système réglé par des rapports internes, c’est-­‐‑à-­‐‑dire uniquement par des rapports de signe à signe, rapports sémantiques dans un lexique, rapports morphologiques dans une syntaxe. Selon ce premier point de vue, on n’a pas à considérer le rapport des signes aux choses, mais seulement le rapport des signes entre eux dans un “corpus” clos, que ce soit un lexique, [15801] une grammaire, la littérature d’une époque, un recueil de mythes; dans tous ces cas, on opère selon la règle de la clôture de l’univers des significations. Mais on peut, d’autre part, se demander comment fonctionne ce système de signes, comment les gens s’en servent, comment ils l’appliquent à des situations. Tout système de signes, me semble-­‐‑t-­‐‑il, obéit à une double exigence: d’une part, se constituer en système, par des relations d’inter-­‐‑signification, et ainsi consacrer la coupure entre le signe et la chose; d’autre part, saisir la totalité du pensable, dire l’expérience et, en disant l’expérience, instituer un rapport d’échange entre les sujets parlants. Si le premier moment est celui de la coupure du signe et de la chose, le deuxième moment est celui où le signe, en s’appliquant à…, en saisissant l’expérience pensable ou dicible, retourne au monde. C’est le moment où le langage, si l’on peut dire, est réservé à l’univers4. Le problème de la signification concerne les deux mouvements et non pas seulement le premier ou le second seul. C’est ce qu’avait vu Frege dans un fameux article de 1892, “Über Sinn und Bedeutung.”5 Il y a la question du sens, qui concerne la constitution d’objets non-­‐‑réels, idéaux, et il y a la question de la référence, c’est-­‐‑à-­‐‑dire le pouvoir de nos phrases d’atteindre, de désigner le réel. Les notions que nous allons examiner, chez Wittgenstein et chez Husserl, concernent ce deuxième accès au langage, celui du fonctionnement; mais elles n’en concernent qu’une partie. On pourrait encore discuter d’autres points: la notion de pensée, la communication, etc. Il y aurait, en particulier, beaucoup à dire sur la critique du “mental” et en général sur le procès du “psychologisme” chez l’un et chez l’autre. J’ai pensé pouvoir faire une confrontation plus uploads/Philosophie/ 241-952-2-pb.pdf

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