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« Le concept de travail chez Friedrich Engels et ses implications éthiques et politiques » par Ragip EGE Bureau d’Economie Théorique et Appliquée (BETA – Theme) Université Louis Pasteur de Strasbourg Contribution pour le XIIème Congrès international de l'association Charles Gide, sur le thème "Regards croisés sur le travail : histoires et théories" 22-24 mai 2008 – Orléans (à paraître dans Presses Universitaires d’Orléans, courant 2010) Résumé Dans l’œuvre d’Engels le travail jouit d’une valeur ontologique infinie ; cette exaltation du travail conduit l’auteur jusqu’à affirmer que « le travail a créé l’homme ». Une telle conception du travail s’inspire essentiellement de la philosophie spéculative hégélienne qui conçoit le travail comme l’essence même de l’homme. Le présent article s’efforce d’identifier et d’analyser, dans un premier temps, les arguments d’ordre épistémologique qui conduisent Engels à imputer une valeur aussi élevée au concept de travail. Dans un second temps, nous nous interrogeons sur les implications éthiques et politiques de cette vision hypertrophiée du travail. En effet, la conception du réel comme un processus ininterrompu de transformation, comme pur mouvement, a marqué toute l’histoire du marxisme. Abstract In the work of Engels labour enjoys an infinite ontological value; this glorification of labour carries the author to the point of asserting that “labour created man himself”. Such a conception of labour draws its inspiration essentially from Hegelian speculative philosophy which considers labour as the essence of man. First we try to identify and analyze epistemological arguments which lead Engels to attribute such a huge value to the concept of labour. Secondly, we examine ethical and political implications of this overdeveloped vision of labour. In fact, the understanding of reality as an interrupted process of transformation, as a pure movement, left its mark on the whole history of Marxism. 2 Introduction Dans Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme Friedrich Engels écrit: « Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement (…) Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale (Grundbedingung) première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même (sie hat den Menschen selbst geschaffen) » (Engels 1876, p.171 ; orig. p.444). Ce jugement d’Engels traduit la valeur ontologique que particulièrement les penseurs du 19ème siècle ont conférée au travail, voyant en ce dernier la dimension fondamentale, l’essence même de l’homme. Nous savons qu’Engels comme Marx et comme beaucoup d’autres jeunes philosophes et intellectuels de langue allemande de l’époque, a été un fervent lecteur, très attentif, de Hegel. C’est à partir de Hegel, sur la base d’une accumulation philosophique intégrant le système dialectique de l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit qu’Engels pense le monde. “Intégration” ne veut évidemment pas dire “adhésion” ou “adoption”. Mais quelles que soient les distances critiques que l’auteur est amenées à prendre à l’égard de la philosophie hégélienne et quelles que soient les méfiances qu’il peut exprimer à l’égard de l’idéalisme de la dialectique hégélienne, ses interventions (intellectuelles ou politiques) dans le monde supposent fondamentalement la lecture de Hegel, c’est-à-dire l’éducation, la Bildung, qu’il a pu acquérir au contact de l’œuvre exigeante de Hegel. Et au 19ème siècle c’est sans aucun doute Hegel qui a le plus rigoureusement contribué à cette valorisation infinie de l’activité créatrice, productrice et reproductrice de l’homme à travers son travail. Dans un premier temps nous nous arrêterons sur le moment hégélien et nous nous interrogerons sur la signification de l’immense valeur que reconnaît Hegel au travail (I). Nous retournerons ensuite aux arguments d’Engels relatifs à la justification de cette valorisation ontologique infinie du travail (II). Les problèmes d’ordre logique que pose cette argumentation nous donneront l’occasion de nous interroger sur les implications éthiques et politiques d’une telle définition de l’homme (III). 3 1. LE TRAVAIL CHEZ HEGEL Quelques trente deux ans avant la remarque d’Engels citée plus haut, Marx écrivait dans les Manuscrits parisiens de 1844 : « L’immense mérite de la Phénoménologie de Hegel et de son résultat final - la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur - consiste tout d’abord en ceci : Hegel conçoit l’homme, l’autocréation (die Selbsterzeugung des Menschen) comme un processus, l’objectification (Vergegenständlichung) comme négation de l’objectification (Entgegenständlichung), comme aliénation (Entäußerung) et suppression de cette aliénation ; de la sorte il saisit la nature (Wesen) du travail, et conçoit l’homme objectif (gegenständlich), véritable, parce que réel, comme résultat de son propre travail (als Resultat seiner eignen Arbeit) » (Marx 1844, p.125-126, orig., p.574) Le concept majeur de ce passage est la notion d’autocréation (Selbsterzeugung). L’homme ne se contente pas simplement de produire des objets d’utilité en vue de satisfaire des besoins particuliers et limités, mais se comporte à l’égard de la nature et de lui-même comme à son propre objet. Grâce à son travail, à travers son activité productrice, l’homme sait réanimer, si l’on peut dire, la totalité de la matière, de l’« étant », et par là il sait se reproduire comme être universel, comme « être générique » (Gattungswesen) -pour utiliser un terme qui revient abondamment dans les Manuscrits parisiens et qui a été popularisé dans les années 1840 par Feuerbach. La nature de l’homme, son essence (das Wesen) ne réside point dans sa capacité à porter quelques modifications limitées et éphémères sur la surface de la terre mais dans son pouvoir d’humaniser et d’historiciser la nature par son activité de production : l’homme réanime et reproduit la nature à son image dans son travail. Si l’essence de l’homme se définit par le travail, c’est parce que la vocation de l’homme est ainsi dessinée qu’il doit soumettre la nature, intégralement, à sa volonté. C’est en établissant sa domination et son règne absolus sur la terre qu’il se reconnaîtra comme être générique, universel, c’est-à-dire libre. Cette vision de l’homme conçu comme un être dont l’essence se révèle dans son travail, par la mobilisation toujours plus perfectionnée des instruments de production en vue de la maîtrise progressive et intégrale de la nature -que Papaioannou qualifie de métaphysique « barbare » (Papaioannou 1983, p.82)-, s’élabore dans la section « Indépendance et dépendance de la conscience de soi : domination et servitude (Selbständigkeit und Unselbstaändigkeit des Selbstbewusstseins : Herrshaft und Knechtschaft » de la Phénoménologie de l’esprit. Ce passage, popularisé en France essentiellement par les soins de Kojève sous l’appellation de « Dialectique du maître et de l’esclave », constitue le moment où la définition 4 que nous appelons « technocratique » de l’homme (qui est également celle d’Engels) est le plus rigoureusement formulée. "La conscience de soi (Selbstbewusstsein) atteint sa satisfaction (Befriedigung) seulement dans une autre conscience de soi" (Hegel 1807, p.153 ; orig. P.143). Cette satisfaction consiste à transformer la simple certitude subjective (Gewissheit) de soi-même en vérité (Wahrheit). Ce dont la conscience fait l'expérience, sous une forme immédiate dans la perception et dans le besoin doit être reconnu par une autre conscience. La conscience devient consciente de soi lorsqu'elle sort d’elle-même vers une autre conscience pour faire retour sur soi-même à partir de cet être autre. Dans le besoin et à un degré supérieur dans la perception, la conscience ne vit ce mouvement, ce retour sur soi par l'être autre, que sous la forme de sensation, laquelle s'évanouit immédiatement avec la disparition (la consommation) de l'objet. La conscience de soi est par conséquent, essentiellement, un être de désir. Dans le désir le mouvement sur soi-même de la conscience ne se médiatise plus par un objet mais par un autre être de désir. La conscience trouve sa vérité et devient conscience de soi dans le désir de l'autre car le désir qui porte sur un autre désir (et non plus sur un objet ou une réalité finis) conserve la médiation dans le temps : "1’histoire humaine est l'histoire des désirs désirés" dit Kojève (1947, p.13). Le "désir anthropogène" est toujours un désir de reconnaissance. Ce n'est que si l'être autre me reconnaît dans mon humanité, c'est-à-dire en tant que liberté pure au- delà de toute détermination extérieure par un être-là quelconque, que je peux transformer ma certitude subjective en vérité objective. Les deux consciences de soi se présentent donc face à face comme pure "négation de leur manière d'être objective (reine Negation [ihrer] gegenständlichen Weise) » ; ceci consiste à montrer qu’ « on n'est attaché à aucun être-là déterminé, pas plus qu'à la singularité universelle de l'être-là en général (die allgemeine Einzelheit des Daseins), à montrer qu'on n'est pas attaché à la vie" (Hegel 1807, p.159 ; orig. p.148). La lutte pour la vie ou pour la mort s'engage : les deux opposants face à face sont prêts à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la mort tant qu'ils ne s'accordent pas mutuellement leur reconnaissance. Si les deux consciences de soi sont absolument déterminées dans leur quête de reconnaissance la lutte s'achève évidemment par leur destruction pure et simple. Mais il arrive que l'une d'elles éprouve la peur, non au sujet de tel ou tel uploads/Philosophie/le-concept-de-travail-chez-friedrich-engels-ege.pdf

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