Bellaterra Journal of Teaching & Learning Language & Literature Vol. 4(4), Nov-

Bellaterra Journal of Teaching & Learning Language & Literature Vol. 4(4), Nov-Dec 2011, 1-31 Les connaissances implicites et explicites en grammaire : quelle importance pour l’enseignement? Quelles conséquences? Marie Nadeau, Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada Carole Fisher, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), Canada (Version définitive du manuscrit reçu le 15 décembre, 2011) Cet article présente une synthèse des recherches en psychologie cognitive sur les connaissances implicites et explicites et leur mode d’apprentissage du point de vue de la didactique du français écrit, particulièrement pour l’enseignement de l’orthographe grammaticale, afin d’en extraire les conséquences pour l’enseignement. Des exercices de grammaire dans du matériel scolaire sont ensuite analysés sous cet angle pour déterminer à quel point ils permettent de préparer l’élève à la maitrise de la morphographie dans les textes qu’il écrit. Il en ressort que les exercices devant lesquels se retrouvent les élèves ne semblent développer bien ni les connaissances explicites ni les connaissances implicites. Enfin, les premiers résultats d’une expérimentation de la dictée 0 faute et de la phrase dictée du jour dans 21 classes du primaire et du secondaire montrent que l’appropriation de connaissances explicites sur la langue a un effet positif important sur la gestion des accords à l’écrit. Introduction L’orthographe du français est un système dont l’acquisition se fait difficilement, en particulier dans sa composante morphographique en raison des accords grammaticaux. Cette difficulté s’explique par le caractère largement silencieux des marques de genre, de nombre, de personne. Par exemple, en français, livres (nom pluriel) se prononce comme livre (nom singulier) contrairement à l’espagnol et à l’anglais, où libros se distingue oralement de libro en espagnol, comme books et book en anglais malgré l’orthographe de cette langue réputée pour son opacité. Ainsi, les mots écrits du français sont, comme le note Jaffré (1995), « des structures à géométrie variable ». Si l’opacité du système orthographique français et la difficulté que pose en écriture sa morphologie flexionnelle fait consensus, dans l’acquisition de ce système, deux forces semblent s’opposer. D’une part, de nombreuses recherches font voir le rôle des connaissances implicites dans les apprentissages orthographiques, non seulement Nadeau & Fisher Bellaterra Journal of Teaching & Learning Language & Literature. 4.4 (Nov-Dec 2011): 1-31. ISSN 2013-6196 2 pour l’orthographe lexicale mais également pour ce qui concerne les accords grammaticaux du français; d’autre part, des recherches sur le rôle des connaissances explicites sur le fonctionnement de la langue en lecture-écriture montrent qu’elles sont incontournables pour la maitrise de l’écrit, en particulier dans le cas des accords. Le problème, pour la didactique du français écrit, réside dans le fait que chaque type de connaissance, implicites et explicites, est le fruit d’un mode d’apprentissage différent conduisant à des méthodes d’enseignement qui peuvent s’opposer, voire se contredire. La question de la nature des savoirs à développer dans l’apprentissage de l’orthographe grammaticale est donc fondamentale pour le didacticien étant donné ses répercussions sur l’orientation des pratiques à privilégier dans la classe. De plus, l’importance de la compréhension du rôle des connaissances implicites et explicites dans l’apprentissage de la morphographie n’est pas spécifique au français. Des choix orthographiques qui dépendent de notions grammaticales existent dans d’autres systèmes orthographiques comme celui de l’anglais, du hollandais et même de l’espagnol1, bien que ces difficultés soient moins présentes qu’en français. Cet article poursuit deux objectifs. Le premier est de présenter les caractéristiques de chaque type de connaissances, implicites et explicites, et le mode d’apprentissage qui en découle d’après des recherches récentes en psychologie cognitive et en didactique du français afin d’en dégager les avantages et les limites pour l’enseignement de l’orthographe grammaticale. Le second objectif est d’examiner les activités grammaticales proposées dans le matériel didactique (les « exercices ») sous l’angle des connaissances requises pour y répondre et les réussir : Quelles activités développent plutôt des connaissances implicites? Lesquelles exercent des connaissances explicites? À quel point permettent- elles de préparer l’élève à la maitrise de la morphographie dans les textes qu’il écrit? Nous pensons que les enseignants devraient être sensibilisés aux différences entre ces types de connaissances et leurs conséquences sur l’apprentissage des élèves afin de leur proposer des activités en toute connaissance de cause. Nadeau & Fisher Bellaterra Journal of Teaching & Learning Language & Literature. 4.4 (Nov-Dec 2011): 1-31. ISSN 2013-6196 3 Les connaissances implicites et leur mode d’apprentissage Comme l’indique leur nom, les connaissances implicites sont des connaissances dont l’individu n’a pas conscience, elles sont non verbalisables et donnent lieu à un sentiment puissant d’intuition, puisque l’apprenant n’est pas conscient de son savoir alors même qu’il fait preuve d’une capacité à l’utiliser. Les connaissances implicites s’avèrent également durables car peu affectées par le temps ou par une tâche secondaire (Gasparini, 2004). Ces caractéristiques s’appliquent dans des domaines très divers dont celui du langage et de l’orthographe. Par exemple, Pacton, Perruchet, Fayol et Cleeremans (2001) obtiennent un taux de 82% de réussite dans une tâche de tri de mots potentiellement corrects en français chez des élèves de 1re année. Devant une paire de pseudomots comme nnulor / nullor, ces élèves choisissent surtout nullor comme mot potentiellement acceptable mais pas nnulor. Ainsi les élèves se montrent très tôt sensibles à des régularités de leur langue écrite qui ne leur sont pas explicitement enseignées comme le fait qu’une consonne n’est jamais doublée en début de mot en français. Ce type de connaissances a été mis à jour, entres autres, par les recherches sur l’apprentissage de grammaires artificielles dont Reber a été un des précurseur dans les années 1960 (voir Nicolas, 1996, pour un historique des recherches dans le domaine). Dans ces expériences, on expose un apprenant à des séquences de consonnes produites selon des règles complexes (i.e. une grammaire artificielle) sans l’avertir de l’existence de telles règles avant la fin de la phase d’apprentissage. On lui demande ensuite de dire si de nouvelles séquences de consonnes constituent ou non une séquence issue de cette grammaire artificielle (i.e. jugement de grammaticalité). Les résultats de ces études montrent que les apprenants sont capables de trier relativement bien entre de « bonnes » et de « mauvaises » séquences de consonnes (utilisation des connaissances) alors qu’ils demeurent incapables d’en donner les règles. Ils n’ont donc pas acquis une connaissance explicite de cette grammaire, mais en ont une connaissance implicite, inconsciente, tout comme les jeunes enfants qui apprennent à parler sont capables de produire des phrases sans connaitre les règles de la grammaire qu’ils utilisent. Dans ses premières recherches, Reber attribuait la réussite de l’identification des séquences de consonnes des grammaires artificielles à l’apprentissage implicite de leurs Nadeau & Fisher Bellaterra Journal of Teaching & Learning Language & Literature. 4.4 (Nov-Dec 2011): 1-31. ISSN 2013-6196 4 règles abstraites. Toutefois, l’existence de telles règles abstraites et inconscientes a été remise en question. Perruchet et Nicolas (1998) font remarquer à juste titre qu’il faut considérer l’information réellement utilisée par l’apprenant et non les règles abstraites qui ont servi à la construction du matériel expérimental. Ces chercheurs définissent alors l’apprentissage implicite sans mentionner l’abstraction inconsciente de règles mais en confirmant l’absence de recours à des connaissances explicites : « L’apprentissage implicite désigne un mode adaptatif dans lequel le comportement d’un sujet devient sensible à la structure d’une situation, sans que cette adaptation ne soit imputable à l’exploitation intentionnelle de la connaissance explicite de la structure. » (Perruchet & Nicolas 1998: 19). Les recherches récentes démontrent que l’apprentissage implicite se produit grâce à la fréquence d’association de certains éléments, et ce, indépendamment de l’intention de l’apprenant (Perruchet & Pacton, 2004; Gombert, 2006; Lété 2006; Deacon, Conrad & Pacton, 2008). Cette fréquence d’exposition à des éléments associés apparait comme fondamentale ; comme le dit Gombert (2006: 73), « le moteur des apprentissages implicites est de nature fréquentielle ». Nous avons vu ci-dessus que de très jeunes enfants sont sensibles aux régularités de l’orthographe lexicale. Mais du côté de l’orthographe grammaticale, des recherches mettent également en évidence un effet de fréquence: un nom vu fréquemment au pluriel (ex. : parents, bottes) aura tendance à être écrit au pluriel, même dans un contexte singulier (et vice-versa pour un nom fréquemment vu au singulier comme pluie). L’orthographe de ces mots dont la graphie varie peu dans la réalité des occurrences auxquelles l’apprenant a été exposé aurait donc été apprise implicitement dans son entier (Largy, Cousin & Fayol, 2004). Notons toutefois que dans cette recherche, il semble que l’apprentissage ne se soit pas révélé durable, contrairement aux caractéristiques présentées plus haut. L’effet de fréquence se retrouve également dans la réalisation des accords impliquant plusieurs mots. Par exemple, dans l’accord nominal, la procédure déclenchée par la présence de les ou des et qui consiste à ajouter un –s à la fin du mot qui suit est un bon exemple de ces connaissances implicites, avec les erreurs que cette procédure engendre (ex. : il les *portes). Dans diverses expériences, Fayol et ses collaborateurs Nadeau & Fisher Bellaterra Journal of Teaching & Learning Language & Literature. 4.4 (Nov-Dec 2011): 1-31. ISSN 2013-6196 5 (entre autres, Fayol & Got, 1991; Fayol, Largy & Lemaire, uploads/Philosophie/ 248909-article-text-335105-1-10-20120123.pdf

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