12 La frontière sémantique-pragmatique existe-t-elle ? La question des présuppo

12 La frontière sémantique-pragmatique existe-t-elle ? La question des présuppositions et des implica- tures révisée 1 Jacques MOESCHLER Département de linguistique, Université de Genève Introduction Dans la tradition de la linguistique française, les questions de l’interface sémantique-pragmatique ont été souvent posées dans le cadre d’une approche post-saussurienne de la langue et de la signification, que l’on peut résumer en deux thèses principales : 1. la langue est un système de signes dont la fonction est la communication ; 2. la signification est une affaire de convention, la relation signifiant-signifié étant conventionnelle, ou arbitraire dans les termes de Saussure (1916). Pendant la majeure partie du XXe siècle, cette thèse n’a été contestée par aucune théorie linguistique : que ce soit dans une perspective formaliste ou cognitive, le langage a toujours été considéré comme un système de signes ou de règles. Si la question de la communication a été reléguée au second plan dans les approches chomskyennes (voir Hauser, Chomsky & Fitch 2002 pour une réfutation de la fonction communicative du langage, avec des arguments différents de ceux de Sperber & Wilson 1986 et Reboul & Moeschler 1998), la linguistique n’a que depuis peu accepté de prendre en compte, sérieusement, l’apport de la pragmatique inférentielle à la théorie de la signification. L’une des contributions majeures de la pragmatique, issue principalement des travaux de Grice et représentée dans les approches néo-gricéennes (Horn 1989, Levinson 2000) et post- gricéennes (Sperber & Wilson 1986), a été de faire la distinc- 1. Cet article est la première contribution au projet LogPrag (Sémantique et pragmatique des mots logiques), financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (projet n° 100012_146093). Merci à Joanna Blocho- wiak et à Karoliina Lohiniva pour leurs commentaires. 262 LA SÉMANTIQUE ET SES INTERFACES tion entre code linguistique et inférence, à savoir entre système de la langue et usage du système de la langue. L’implication la plus forte pour la théorie de la signification est la différence entre ce qui est encodé dans la signification des mots/phrases et ce qui est communiqué. La question, nouvelle, quoique déjà présente dans certaines approches post-saussuriennes 2 comme la théorie de l’argumentation de la langue (Anscombre & Ducrot 1983, Ducrot et alii 1980, Ducrot 1980, Ducrot 1984, Ducrot 1989), est de savoir comment représenter la significa- tion linguistique et expliquer les variations de sens en contexte. Dans la théorie d’Anscombre et Ducrot, la différence entre composant linguistique (décrivant la signification linguistique) et composant rhétorique (responsable du sens de l’énoncé résultant de la combinaison de la signification et de la situation) a conduit à une approche instructionnelle de la signification. Mais la question de la variation du sens en contexte n’a été traitée que de manière marginale, préférant reléguer la relation entre code et inférence en termes de variables (décrivant la signification) prenant des valeurs différentes en contexte. Cette position a été clairement et exhaustivement argumentée à propos des connecteurs argumentatifs, notamment dans l’ou- vrage collectif Ducrot et alii (1980). Cependant, lorsqu’il a fallu aborder des questions générales, comme la relation entre sémantique et pragmatique, la position « pragmatique » post-saussurienne s’est singulièrement affai- blie : si la pragmatique intégrée a bien défendu l’idée que des instructions pragmatiques sur le sens de l’énoncé sont encodées dans la signification linguistique, cette version de l’intrusion pragmatique dans le code linguistique a eu des effets colla- téraux dommageables, qui ont pris le pas sur des questions centrales relatives à la signification dans la langue. Elle a notamment donné lieu à un refus de toute sémantique formelle ou vériconditionnelle, et aussi de toute relation entre langage et cognition, se coupant de facto des implications du tournant pragmatique (the pragmatic turn) et du changement de paradigme lié à la révolution cognitive (Gardner 1993). En d’autres termes, les apports de la pragmatique et des sciences de la cognition depuis près de trente ans ont été ou sous-estimés ou ignorés. 2. La position post-saussurienne de Ducrot est clairement assumée dans plusieurs contributions, notamment Ducrot 1973. LA FRONTIÈRE SÉMANTIQUE-PRAGMATIQUE EXISTE-T-ELLE ? 263 En 1994, Anne Reboul et Jacques Moeschler ont publié, en français, la première contribution visant à présenter systémati- quement et de manière articulée les apports de la pragmatique gricéenne et post-gricéenne au domaine de la linguistique (Moeschler & Reboul 1994 ; Reboul & Moeschler 1998 pour une version vulgarisée). Dans une contribution plus récente (Zufferey & Moeschler 2012), la question de la relation entre sémantique et pragmatique a été discutée de manière systé- matique, en capitalisant sur les apports de la philosophie du langage, de la logique, des sciences cognitives et de la pragmatique. Dans le présent article, nous revenons sur les résultats les plus significatifs pour l’interaction entre sémantique et prag- matique. Nous aimerions montrer, notamment sur les questions des présuppositions et des implicatures, où se situent les limites de la signification encodée linguistiquement. Enfin, nous tire- rons les conséquences de ces analyses sur le périmètre de la linguistique pour les domaines de la sémantique et de la pragmatique. 1. La pragmatique en bref La pragmatique a vraiment pris son envol dans les sciences du langage dans le milieu des années soixante-dix, avec la publication de l’article « Logic and conversation » (Grice 1975). La compréhension de sa contribution réelle, bien qu’elle fût rapidement établie en philosophie du langage, notamment dans l’article de Searle sur les actes de langage indirects (Searle 1979, 1982 pour la traduction française), n’a été établie que plus tardivement, lorsque l’article de Grice « Logic and conver- sation » a été connecté de manière explicite à ses travaux sur la signification, et notamment son article « Meaning » (Grice 1989). Sperber & Wilson (1986) ont été les premiers non seulement à développer une approche de la communication basée sur des principes, en arguant notamment qu’un seul prin- cipe œuvrait dans la compréhension des énoncés, le principe de pertinence 3, et à définir le sens d’un énoncé comme le résultat d’une construction déclenchée par la reconnaissance d’une double intentionnalité du locuteur : son intention communi- cative (c’est le caractère ostensif de la communication verbale) 3. Tout énoncé communique la présomption de sa pertinence optimale. 264 LA SÉMANTIQUE ET SES INTERFACES et son intention informative (c’est la dimension inférentielle). La communication n’est dès lors plus définie comme codique, basée sur le seul partage d’un code commun, un processus d’encodage d’un message dans un signal et un processus sy- métrique de décodage du signal en un message, mais comme un processus inférentiel. De plus, la communication verbale n’est qu’une manifestation, certes élaborée et extrêmement efficace, de communication inférentielle : d’autres modes de commu- nication inférentielle sont parallèlement, ou alternativement, utilisées : regard, pointage, etc. Mais la conséquence la plus importante de la vision infé- rentielle de la communication porte sur la signification elle- même. Grice, dans « Meaning » (Grice 1989 : 213-223), définit deux types de signification, qu’il appelle respectivement naturelle et non naturelle. La fumée signifie naturellement le feu, comme des boutons la varicelle, de manière factive et non volitionnelle, alors que la signification via le langage est non naturelle, i.e. non factive et sous le contrôle de la volonté (Reboul 2007). En d’autres termes, une expression x signifie non naturellement une proposition P si le locuteur à l’intention par x de signifier P et si son interlocuteur doit non seulement reconnaître son intention (de premier ordre) mais qu’il a l’intention (de second ordre) de produire cet effet par la reconnaissance de cette intention de 2e ordre 4. 2. Contenus implicites et explicites Grice est surtout connu pour ses neuf maximes de conversation et son principe de coopération, l’idée étant que si un locuteur dit P en étant coopératif, c’est-à-dire s’il respecte ou exploite les maximes de conversation, alors il a voulu dire, en disant P, autre chose (Q) : il a implicité Q. La distinction entre ce qui est DIT et ce qui est IMPLICITÉ a été définie en termes précis : ce qui est DIT est le contenu vériconditionnel, ce qui est 4. Dans des travaux récents sur l’origine de la communication et du langage, Sperber & Origgi (2005) argumentent de manière convaincante que la communication verbale codique est apparue après une communication proto- linguistique ostensive-inférentielle. Parallèlement, Reboul (2007, 2013) soutient de manière très argumentée que la communication verbale, non naturelle, est une pensée d’ordre supérieur (higher-order thought, HOT, Dennett 1993), de niveau 4 (L a l’intention [1 que I reconnaisse [2 que L a l’intention [3 que I croit [4 que P]]]]), alors que la communication animale n’est que de niveau 1 (x croit/veut que [1P]). LA FRONTIÈRE SÉMANTIQUE-PRAGMATIQUE EXISTE-T-ELLE ? 265 IMPLICITÉ est non vériconditionnel. En d’autres termes, une implicature ne joue aucun rôle sur les conditions de vérité de l’énoncé : elle peut être fausse (annulable), sauf dans le cas des implicatures conventionnelles, qui bien que non véricondition- nelles, ne sont pas annulables. (1a) est un exemple d’impli- cature conversationnelle (1b) et (2a) d’implicature conven- tionnelle (2b) (v. Moeschler & Reboul 1994 pour une syn- thèse) : (1) a. Abi a crié et son uploads/Philosophie/ 263-286-12-asl-2013-moeschler.pdf

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