9 L’ÉNERGIE DES INTRADUISIBLES La traduction comme paradigme pour des sciences

9 L’ÉNERGIE DES INTRADUISIBLES La traduction comme paradigme pour des sciences humaines Barbara Cassin « En elle-même, la langue est, non pas un ouvrage fait (ergon), mais une activité en train de se faire (energeia). » Wilhelm von Humboldt, Introduction au kawi. L e Dictionnaire des intraduisibles a dix ans. De manière sinon peu prévisible, du moins peu prévue, c’est en France un succès de librairie – et ce le serait sans doute bien davantage si ses éditeurs consentaient à en proposer une édition de poche, en harmonie avec sa vocation d’outil. Ce qui me réjouit tout particulièrement est que le geste qu’il constitue m’échappe. Car ce livre est d’abord, semblable à cette Europe que nous appelions de nos vœux il y a dix ans, un geste, une energeia, une énergie comme la langue et les langues, et non un ergon, une œuvre close, telle qu’en elle-même. J’avais, dans les années 1990-1995, emporté la conviction du Seuil en présentant l’ouvrage à venir comme « le Lalande de l’an 2000 ». On a changé de siècle en philosophie. Nous n’avons pas cherché à fixer – dans le sillage de l’Ido, espéranto philosophique et langue auxiliaire internationale voulue par Couturat, éditeur de Leibniz et réviseur du Lalande – un état normatif de la discipline, lié à une robuste histoire plus ou moins linéaire des grands concepts de cette tradition qu’il faut bien appeler « nôtre » et qui, sous l’égide ou la férule de la Société française de philosophie, visait l’universel de la vérité sous « l’anarchie du langage1 ». Preuve est faite en revanche qu’il y va, avec ce travail vraiment collectif (nous étions cent cinquante, compagnons 1. Voir Jean-François Courtine, « Le “Lalande” du xxie siècle ? », in François Jullien (dir.), Agenda de la pensée contemporaine, Paris, PUF, 2005. Retrouver ce titre sur Numilog.com Barbara Cassin 10 de route et amis, pendant plus de dix ans), d’un autre genre de liberté et de pratique philosophiques, à la fois plus globales et plus diversifiées, liées aux mots, aux mots en langues. Après Babel, avec bonheur. Il s’agit d’entendre et de faire entendre que l’on philosophe en langues : comme on parle, comme on écrit et – c’est là le point – comme on pense. Si universel il y a (je ne suis plus si sûre que le mot convienne), il n’est pas « de surplomb » mais « latéral », et il se nomme : traduction2. Pourtant le Vocabulaire européen des philosophies (c’est le titre dont Dictionnaire des intraduisibles constitue le sous-titre), rédigé en français, est, nul ne songe à le nier, très français et très européen, terriblement même. On ne peut pourtant pas s’arrêter à ce qu’il est : il faut comprendre ce qu’il engage. Telle est l’ambition du présent recueil, à prendre comme une scansion, instantané ou arrêt sur image, qui en fait voir plus que le moment saisi. Il témoigne de ce que le dictionnaire français devient un parmi d’autres, tout comme le français est « une langue, entre autres ». Le geste du dictionnaire se trouve ainsi redoublé, ou plutôt élevé à la puissance. Disant « une langue, entre autres », je ne renvoie plus seulement, comme dans la préface du Vocabulaire, à l’Allemagne du xixe siècle et à la manière dont chaque langue fait conception du monde, mais à Jacques Lacan et à Jacques Derrida qu’alors je ne citais pas et que je veux évoquer à présent. Qu’une langue soit « entre autres » a pour condition qu’il y ait « plus d’une langue ». Au plus loin d’un logos grec universaliste (ratio-et-oratio comme traduisent impeccablement les Latins), donc « farouchement monolingue » pour reprendre l’expression de Momigliano (j’entends : entouré de « barbares » blablatant avec plus ou moins de sagesse), tel est en effet le point de départ de Humboldt pour qui « le langage se manifeste dans la réalité uniquement comme multiplicité3 ». Telle est aussi, sur un mode plus sauvage et plus contemporain, la manière dont Derrida définit sa méthode et son œuvre : « Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : “plus d’une langue”4. » Au long du texte vraiment prenant qui s’en fait l’écho, Le Monolinguisme de l’autre, la déconstruction par Derrida de sa propre position, qui renvoie à son expérience de jeune juif pied-noir auquel l’arabe était enseigné en Algérie comme langue étrangère facultative, s’y exprime par une aporie, d’ailleurs travaillée ou impliquée dans une syntaxe 2. C’est ce que développe Souleymane Bachir Diagne, empruntant le terme d’« universel latéral » à Maurice Merleau-Ponty : voir en dernier lieu « L’universel latéral comme traduction », in Philippe Büttgen, Michèle Gendreau-Massaloux et Xavier North (dir.), Les Pluriels de Barbara Cassin. Le partage des équivoques, Paris, Les Éditions du bord de l’eau, 2014. 3. Wilhelm von Humboldt, Gesammelte Schriften, éd. Albert Leitzmann et al., Berlin, B. Behr, 1903-1936, vol. VI, p. 240. 4. Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 38. Retrouver ce titre sur Numilog.com L’énergie des intraduisibles 11 bien française (pas si facile à traduire…), qu’il énonce ainsi : « On ne parle jamais qu’une seule langue » / « On ne parle jamais une seule langue ». Une contradiction pragmatique, s’il en est, dont les théoriciens anglo-américains ou allemands lui feront reproche comme à un philosophe par trop conti­ nental. Ils lui diront : « Vous êtes un sceptique, un relativiste, un nihiliste… Si vous continuez, on vous mettra dans un département de rhétorique ou de littérature… Si vous insistez, on vous enfermera dans le département de sophistique5. » Ce diagnostic et cette menace ne peuvent que me réjouir. Ils rejoignent le diagnostic que Lacan porte sur lui-même en tant que psychanalyste : « Le psychanalyste, dit-il, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut6. » Ce qui se manifeste là en effet, c’est un régime discursif qui diffère du « parler de » comme du « parler à », de la philosophie en quête de vérité comme de la rhétorique en quête de persuasion : un régime non platonico-aristotélicien, que l’on pourra dire au choix sophis­ tique ou austinien, privilégiant la performance, la logologie, l’effet-monde, le « parler pour parler ». Si Derrida comme Lacan sont et rendent attentifs à cette troisième dimension du langage, c’est aussi que l’un et l’autre sont défini­ tivement soucieux de la dimension du signifiant. « L’intraduisible corps des langues », dont parle Derrida à propos de Freud et du mot d’esprit7, n’est autre que la « dit-mension » propre de l’analyse, celle qui fait du signifié « l’effet du signifiant »8. Performance et signifiant ont partie liée. Et le dictionnaire des intraduisibles vient après coup confirmer combien performance et signi­ fiant ont partie liée avec la sophistique, qu’Aristote accuse de vouloir profiter de « ce qu’il y a dans les sons de la voix et dans les mots9 » pour refuser la décision du sens, l’univocité, la prohibition de l’homonymie qui font le nerf du principe de non-contradiction. « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister10 » : ce que Lacan écrit dans « L’Étourdit » des langues de l’­ inconscient carac­ térise toutes les langues, à la fois chacune pour soi et les unes par rapport aux autres. Après coup, la diversité des langues se laisse saisir comme la trame singulière de leurs équivoques ; ou encore : les homonymies au sein d’une langue déterminent les synonymies, non-recouvrements et distorsions entre 5. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996, p. 18. Le constat injonctif « plus d’une langue » est repris littéralement dans la « prière d’insérer ». 6. Jacques Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Séminaire XII (1964-1965), 12 mai 1965, sténotypie. 7. Cf. Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », in L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967. 8. Jacques Lacan, Encore, Séminaire XX (1972-1973), Paris, Le Seuil, 1975, p. 31 et p. 34. 9. Aristote, Métaphysique, IV, 5, 1009 a20-22. 10. Jacques Lacan, « L’Étourdit », Scilicet, 4, Paris, Le Seuil, 1973, p. 47. Retrouver ce titre sur Numilog.com Barbara Cassin 12 les langues différentes. Comment ce dictionnaire – performance, signifiant, homonymie – est un geste sophistique, voilà ce qu’un regard rétrospectif sur les lemmes choisis pour entrées (de mir : « monde / paix / commune paysanne » à sens : « sensation / signification / direction ») permet à présent de saisir. Qu’il convienne alors de repousser ou de remodeler les limites des disci­ plines et des genres, en particulier celles entre littérature et philosophie, ne peut plus étonner. « On vous enfermera dans un département de sophistique », où vous pratiquerez à loisir la littérature comparée, la psychanalyse, voire les postcolonial et les gender studies. Il faut évidemment redéfinir la philosophie, ce qui est uploads/Philosophie/ l-x27-energie-des-intraduisibles.pdf

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