CHIMERES 1 L’espace sensible JEAN-CLET MARTIN Intervention de Jean-Clet Martin

CHIMERES 1 L’espace sensible JEAN-CLET MARTIN Intervention de Jean-Clet Martin dans le cadre des Vendredi de Chimères. Jean-Clet Martin est philosophe. Derniers ouvrages parus : L’Âme du monde. Disponibilité d’Aristote. Van Gogh. L’œil des choses. éd. Les Empêcheurs de penser en rond. L’ IDÉE D’ATTRIBUER À L’ESPACE une forme de sensibilité pourrait bien surprendre ceux qui, depuis leur plus tendre enfance, ont été dressés à l’école de la dure sévérité mathématique. Que l’espace soit sensible, c’est là une pro- position assez étrange que prennent pourtant à cœur tous ceux qui font œuvre de déployer l’espace sous la forme plastique d’un art. C’est même là la seule proposition qui puisse justi- fier qu’il y ait de l’art et que cet art puisse se déployer comme une esthétique. Affirmer que l’espace est sensible, c’est d’emblée prendre le chemin de l’esthétique, même si nous ne savons pas trop quoi entendre sous ce nom dont je mets pro- visoirement en réserve la compréhension. Il nous faut, avant toute chose, prendre la mesure de nos présupposés implicites, de nos évidences les plus immédiates, les plus spontanées, issues pourtant d’une longue habitude historiale, d’un lent dressage pédagogiquement instruit depuis des années d’apprentissage dont nous n’avons même plus souvenance. L’espace, la conception devenue classique de l’espace emprunte, me semble-t-il, deux chemins que je voudrais rapi- dement parcourir pour en dégager l’intrication, la stratifica- tion, celle par laquelle s’est instituée une image de la pensée qui s’est durablement imposée à notre manière d’aborder ce concept hautement surdéterminé. La première voie est celle des mathématiques, la réduction mathématique de l’espace à l’étendue géométrique. Par LES ENJEUX DU SENSIBLE JEAN-CLET MARTIN CHIMERES 2 étendue, il faut entendre toute l’étendue de ce qui sépare deux choses. L’idée d’espace est née de la certitude qu’entre deux choses, il y a un espèce de vide qui se creuse. Vous et moi sommes séparés par une distance, un écart infranchis- sable de sorte que l’espace n’est rien d’autre que la grandeur qui disjoint deux points. Comme cette distance est infini- ment divisible, on pourra se mettre à penser qu’elle existe indépendamment des choses. C’est ce que fait Platon. Pour lui la relation, la distance aggravée qui nous sépare ne se laisse ni toucher, ni couper par des mains sensibles. Seuls les nombres peuvent couper une distance en deux, trois, quatre, cinq et ainsi de suite, avec l’impossibilité de résor- ber cette faille. Voilà pourquoi le nombre apparaît, chez lui, comme une Idée séparée : 2 x 2 s’applique aussi bien à la surface d’un champ qu’aux pieds de la table ou d’une chaise sans aucune adhérence aux choses. Quant à l’exemple célèbre connu par le dialogue avec Ménon, le jeune esclave, il est clair que le problème posé concernant la duplication de l’aire d’un carré ayant pour côté 2 unités, ne saurait se résoudre par recours aux nombres entiers, ceux qui se lais- sent compter sur les doigts de la main. L’espace double du carré n’est pas constructible à partir d’un espace sensible, perceptible, mais relève d’une ligne abstraite, la diagonale, dont le nombre est idéal. Racine de 2 désigne en réalité une quantité qui excède tout nombre entier, nombre idéal pour représenter une diagonale décollée des côtés visibles du carré. Toute la question est alors de savoir si un tel nombre est réel, s’il correspond à un espace effectif quoi qu’insen- sible. Platon constate l’idéalité de certaines relations qui le conduisent de plus en plus à rêver pour ces idéalités, qu’elles soient finalement réelles, qu’elles existent dans un monde différent du monde sensible, le monde des Idées. Très tôt dans l’histoire de la pensée on voit se dessiner cette tenta- tion de la séparation, de la transcendance des nombres comme si l’espace devait se détourner des éléments sen- sibles, quitte à n’être plus qu’un simple vide quand le ciel n’offrira plus aux nombres un abri invulnérable. Je pense que Parménide déjà nous avait conduit sur cette voie, la voie droite de l’être qui monte vers la déesse, mais je crois L’espace sensible CHIMERES 3 qu’il s’agit là d’une tendance universelle, d’une histoire uni- verselle, une espèce d’archétype de la pensée où se tient déjà toute religiosité, la surprenante alliance des mathématiques et de la foi que l’on voit se nouer partout depuis toujours, depuis l’école pythagoricienne qui en institue ouvertement le mys- tère. Penser l’espace, la distance qui sépare deux points, deux éléments, deux visages, c’est en appeler à une transcendance, à une réalité séparée qui n’est pas strictement sensible (sauf à se laisser, comme Lévinas aujourd’hui, séduire par l’épi- phanie de visages détournés où se donne à lire la radiation d’un autre univers, l’autre comme Autre monde). Tout était donc prêt pour aller un peu plus avant sur la voie de l’abs- traction, déclarant que l’étendue est une substance inerte réclamant le projet cartésien de la mathésis universalis par laquelle neutraliser l’espace qui, à l’époque classique, se mue en un simple système de coordonnées indifférent aux choses. Ce pourquoi le principe d’inertie sera le principe qui au XVIIe viendra coiffer notre rapport au monde et notre singulière conception de l’espace. L’espace n’est qu’un maillage insen- sible, un milieu de transmission qui ne peut rien par lui même. Voilà pourquoi Descartes a besoin de dire que le mouvement n’est pas dans la chose, que le principe qui meut un mobile n’est pas immanent à ce mobile, mais qu’il provient d’un choc. Un corps en mouvement restera en mouvement aussi longtemps qu’il n’en heurtera pas un autre. C’est-à-dire que l’astre qui se meut est inerte en lui même et ne se meut qu’à la faveur d’un choc initial, une chiquenaude primordiale, le coup de pouce divin qui vient du dehors et qui suppose une transcendance. Pour résumer les deux points que je viens d’aborder, je dirais que du côté de Platon on a un espace idéal capable d’exister indépendamment des choses et du côté de Descartes on se trouve mis en face d’une étendue neutralisée qui implique l’existence d’un Dieu hors espace. Soumettre l’espace à l’étendue est alors le meilleur argument ontologique qui soit, la meilleure démonstration de l’existence de Dieu, peut-être parce que l’étendue, démembrée partes extra partes, a besoin de lui pour se consolider et tenir ensemble dans le mouvement d’une création continuée. L’espace livré à lui même est JEAN-CLET MARTIN CHIMERES 4 cendre, poussières de poussière incapable de consister par une force qui lui serait propre. Il suffira donc d’attendre un peu plus avant la déclaration de la mort de Dieu pour que l’espace se confonde finalement avec le vide, la transcendance du vide par laquelle chaque structure peut se mettre à trouver son jeu, qu’il s’agisse d’une case vide, d’un ensemble vide ou d’un signifiant fantôme capable d’articuler les multiplicités numé- riques. C’est de ce point précisément qu’il faut lire la querelle Badiou-Deleuze et la volonté deleuzienne de se défaire du numérique. Aujourd’hui l’espace est pensée, en effet comme un espace de dispersion creux et insigne, une segmentation, un morcellement mécanique qui culmine je crois d’une autre manière dans la philosophie récente de Jean-Luc Nancy, espace dont seul peut nous sauver le toucher capable de le tra- verser. Mais cette voie de neutralisation qui ôte toute vie à l’espace n’est pas la seule voie qui trace l’image de la pensée, le schéma mental qui s’est imposé à l’occident dans sa com- préhension des lieux. Très tôt déjà les philosophes ont rendu notable la nature immanente de l’espace, déclarant l’espace inséparable de l’esprit qui l’organise. Aristote nous l’indique suffisamment lorsqu’il analyse les différentes conceptions de l’espace dans la pensée Grecque. De quoi s’agit-il alors lorsque nous disons qu’il y a immanence de l’espace et de l’Intellect ? La chose n’est pas très compliquée à percevoir. Dire que l’espace qui sépare deux êtres est immanent à l’esprit de celui qui les contemple cela implique que la distance qui se creuse entre les choses se creuse autrement dès que je me déplace et que c’est tout ce tissu de relations qui dépend de ma position, de mon point de vue. L’étendue telle qu’elle est perçue se ramène donc à la configuration du sens externe ou au jeu de la perspective, de sorte que l’espace est un espace qui dépend de la sensibilité. Le philosophe qui est allé le plus loin dans cette direction c’est Kant lorsqu’il dit que l’espace n’est pas une chose en soi, qu’il y a une idéalité de l’espace conçu comme phénomène, que espace rime avec une façon d’appa- raître. Ce qui se creuse entre deux choses quand je me déplace concerne l’espace tel qu’il m’apparaît, et il n’y a d’espace que pour une intuition sensible. L’espace, pour Kant, n’existe L’espace sensible CHIMERES 5 qu’au niveau du sensible. Il est constitutivement sensible. D’où la définition célèbre par laquelle il dira qu’il désigne une forme a priori de la sensibilité. Affirmer cela, affirmer que l’espace est la forme de notre sensibilité c’est la thèse inau- gurale de la phénoménologie, l’expérience fameuse du cube qui montre que c’est en moi que se uploads/Philosophie/ 40chi05-l-x27-espace-sensible.pdf

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