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GROUPE HUGO Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle" Retour Françoise Chenet «Victor Hugo : vocabulaire [de l'] esthétique» Communication au Groupe Hugo du 11 décembre 1999. Ce texte comporte ses notes. Il peut être téléchargé au format "pdf" (cliquer ici). A la mémoire de mon mari, François-Xavier Chenet, dont les analyses de l'Esthétique transcendantale de Kant ont illuminé bien des points obscurs de ce qu'on appelle esthétique. Vouloir étudier le «vocabulaire esthétique » de Hugo est une gageure si l'on constate que non seulement le mot «esthétique» est rare chez Hugo[1] mais qu'il y a de sa part un refus de l'esthétique au sens de «science du beau dans la nature et dans l'art», « ensemble de règles qui, définissant le beau, permettraient de le produire ». En revanche, dans le second sens, et plutôt adjectif que substantif, de « qui participe de l'art ; relatif au sentiment du beau ; appréhension de la beauté, les jugements de valeur sur le beau et la recherche de ce qui est beau »[2], on peut parler effectivement d'un vocabulaire esthétique de Hugo. Mais du fait de cette défiance à l'égard des systèmes et des théories[3], ce vocabulaire définit plutôt une contre-esthétique, délibérément paradoxale et donc à contre-courant des idées reçues à l'époque [4]. I - Une esthétique bi-frons Quelle époque ? le texte choisi : Le Goût [5], référé à William Shakespeare, à Du Génie, Utilité du Beau, à Promontorium somnii et à Post-scriptum de ma vie, situe le problème dans les années de l'exil. Mais si la « sorte de préface à William Shakespeare » voit une urgence à traiter de ces « questions qui touchent à l'art » à « une époque comme la nôtre »[6], les polémiques peuvent être anciennes : Si d'aussi chétifs détails valaient la peine d'être notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines d'une école de critique contemporaine, morte aujourd'hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du faux étant de ne se point recruter.[7] La prétérition et la digression n'annoncent rien de moins, « chemin faisant », que le grand débat sur « la forme, forma, la beauté », vieille querelle qui remonte à 1833 et à l'article de l'Europe littéraire, repris dans But de cette publication, en tête de Littérature et philosophie mêlées [8]. La vindicte de Hugo ne s'éteindra pas pour autant avec ce texte et se retrouvera aussi vive dans Mes fils[9]. « Zoïle aussi éternel qu'Homère », dans William Shakespeare, laisse à entendre que la querelle est éternelle. C'est dire que l'enjeu est moins de produire une définition du Beau que de fustiger les erreurs des critiques, d'autant plus relatives et donc situées historiquement qu'ils prétendent légiférer au nom d'un Beau éternel sans connaître « la valeur des mots » [10]. Et c'est bien cette « valeur des mots » que dans ce texte, entre autres[11], il s'agit de rappeler et de préciser. De là une démarche qu'on peut ainsi qualifier : — critique du vocabulaire de ses contemporains par une série d'interrogations souvent rhétoriques pour redéfinir les mots usés ou vides, la vérité est « à l'épreuve du vocabulaire »[12] ; — constitution d'un idiolecte hugolien par un travail d'appropriation qui est d'abord réappropriation du sens par un retour à l'étymologie suivant la méthode qui lui permet, par exemple, d'affirmer l'identité de la forme et du fond (« forma, la beauté » [13]), et seule loi esthétique qu'il édictera : Le beau est l'épanouissement du vrai (la splendeur a dit Platon). Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, image et idée sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que vous nommez fond identité absolue, l'une étant extérieure à l'autre, la forme étant le fond, rendu visible. [Le Goût, p. 575] Consécutivement une langue délibérément métaphorique. Non seulement l'image doit faire vivre l'idée dont elle est la face visible, mais plus encore, elle est le mode d'expression privilégié du « poète [qui] philosophe parce qu'il imagine » [14], l'imagination étant sa faculté maîtresse. C'est l'image qui dans sa vérité nouménale légitime le jugement, à la fois personnel et universel ; — mise en place de nouvelles catégories dont la formule connue : « un livre où il y a du fantôme est irrésistible »[15] donne le modèle. Qu'est-ce qui rend un livre « irrésistible » ? Ce critère est donné dans le texte précédent, Du Génie, comme étant celui des « grands livres » et amène tout naturellement l'interrogation sur le beau[16] qui sera l'axe de la réflexion poursuivie dans ces textes. Ajoutons que l'esthétique appartient à la philosophie spéculative et met en jeu des catégories universelles, des abstractions que le poète, « ce philosophe du concret et ce peintre de l'abstrait » doit rendre sensibles [17]. De là le problème posé par le vocabulaire de Hugo ici plus qu'ailleurs : son inscription « charnelle » comme dirait Péguy. Comment parler à des hommes de chair et de sang, vivant les misères de leur temps[18], de l'Idéal, de l'Absolu, du Beau, sinon en incarnant le Verbe et en produisant une esthétique qui soit à la fois acte et parole, aussi indissociables que la forme et le fond, la chair et le sang ? La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c'est de la chair coulante ; la forme, c'est le fond fluide entrant dans les mots et les empourprant. [Le goût, p. 575]. [19] La métaphore organique, en établissant par sa seule spécularité, voire sa circularité [20], l'unité du monde, convie à refuser toutes les dichotomies. Et plus spécialement celle qui s'est opérée dans l'esthétique elle-même entre la « Science du Beau » et la « Science des Sensations », pour reprendre la distinction de Valéry[21] qui proposera de subdiviser l'Esthétique entre l'« Esthésique »et la « Poïétique »[22]. Cette distinction vaut qu'on s'y arrête parce qu'elle est mal connue et que, sans ce double sens d'esthétique, on ne comprendrait pas pourquoi son interrogation sur la nature du beau conduit Hugo à remettre en question le goût et à préciser ses propres idées sur l'art. En effet, si l'on se plie à l'injonction de fouiller les étymologies, on arrive à la racine du vocable, soit aisthèsis[23]. Or c'est très exactement la racine du néologisme créé par Alexander Gottlieb Baumgarten[24] dans son Aesthetica (1750-1758) dont dérive l'esthétique d'abord définie comme scientia cognitionis sensitivae qu'on traduit imparfaitement par « science de la perception » alors qu'il faudrait plus exactement dire « science de la connaissance sensible ». Pour cette raison [25] le mot est suspect aux théoriciens de l'Athenaeum [26] qui en élimineront l'aisthèsis pour ne garder que la poïesie, soit l'absolu littéraire [27]. Chez Kant, la scientia cognitionis sensitivae de Baumgarten se retrouve dans l'Esthétique transcendantale qui est au fondement de la Critique de la raison pure : elle est « esthétique » parce qu'elle établit l'existence d'une sensibilité a priori, condition de la connaissance qui porte sur les objets, réduits à n'être que de simples représentations de la sensibilité ou phénomènes [28]. La Critique de la faculté de juger est au contraire une théorie du sujet : le jugement esthétique ne prend en compte que «la façon dont le sujet sent qu'il est affecté par la représentation » et s'oppose au jugement de connaissance autant qu'à la sensation pure qu'il implique cependant. Le rapport au sensible [29] se retrouve dans la théorie du génie dont « l'âme » [Geist] lui donne la capacité de produire des « Idées esthétiques », c'est-à-dire de donner une forme sensible à ce qui n'est originairement pas de nature sensible. Corrélativement, le goût est défini comme « la faculté de juger de la représentation sensible des Idées morales » [30]. C'est dire que même si de l'Esthétique transcendantale à la Critique de la faculté de juger esthétique, le terme « esthétique » subit un déplacement sémantique, la sensation accompagne tous les modes de penser quelle qu'en soit la nature. Et plus spécifiquement l'imagination créatrice. Au demeurant, il n'y a pas lieu de s'étonner de cette récurrence du sensualisme dans l' esthétique puisque, le premier, Baumgarten tente cette synthèse entre raison et sensiblilté [31] que Kant accomplira comme on sait. Notons seulement que l'élève de Maugras [32], disciple de Condillac, ne pouvait pas être insensible (si l'on peut dire) à ce rapport à la fois étymologique et génétique entre l'esthétique et la sensibilité (qu'on retrouvera d'ailleurs chez Baudelaire dans sa théorie synesthésique des correspondances). Même si le mot n'évoque pour lui qu'un art poétique [33] ou une scolastique dont il faut se débarrasser, son sens étymologique fait partie de son épaisseur sémantique. Si l'on considère que « sentir est une loi de la vie » [34], laquelle est le but de la création comme de la poésie, la chose, quant à elle, peut, certes, être dérivée de ce sensualisme originel condamné uploads/Philosophie/ 99-12-11chenet.pdf
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- Publié le Jan 22, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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