À propos de l'ironie du chapitre V du Livre XV L'exercice scolaire du commentai

À propos de l'ironie du chapitre V du Livre XV L'exercice scolaire du commentaire littéraire77, quelle qu'en soit la vertu, ne retient, le plus souvent, que le seul chapitre V du Livre XV [archive] de L'esprit des lois [archive], pour illustrer la position de Montesquieu sur « l'esclavage des Nègres »78. On ne peut que s'étonner de voir comment « ce texte éminemment classique, voire canonique, est proposé aux élèves des classes secondaires79 ». Un tel « statut » devrait pourtant lui valoir « une attention particulière », une « rigueur » dans l'explication et l'exploitation. Mais on s'aperçoit, tout au contraire, « qu'il est présenté de manière fort peu soigneuse, sans le moindre respect de son intégrité ». Une « pareille désinvolture » interroge : pourquoi les travaux les plus savants dont ce texte a fait l'objet sont-ils si étrangers au grand public et aux enseignants du secondaire ? Par ailleurs, l'analyse centrée sur ce seul chapitre, isolé des Livres consacrés à l'esclavage80 dans L'Esprit de lois, à l'exemple de celle proposée par René Pommier81, présente deux défauts majeurs : ce texte est donné comme le « dernier mot de Montesquieu82 » sur cette institution alors qu'il s'agit d'un « rejet des prétendues origines du droit d'esclavage » et l'argumentation générale de L'Esprit des lois est expurgée de la « véritable origine83 » du droit de l'esclavage qui, selon Montesquieu, serait fondée « sur la nature des choses » (XV, chap. VI et VII) qui justifie les pires abus. Thèse naturaliste que même les plus fervents admirateurs de Montesquieu en son temps, comme Marat, n'avaient pas manqué de relever : « Le climat modifie aussi le degré de la servitude ou de la liberté des différens peuples de la terre. La diverse température de l'air ayant une si prodigieuse influence sur la force du corps et la hardiesse de l'esprit, il est simple que la lâcheté des peuples du Midi les ait presque tous rendus esclaves ; tandis que le courage des peuples du Nord les a presque tous maintenus libres57. » De plus, la question de l'utilisation de l'ironie [archive] par Montesquieu, dont les modalités sont délicates à décrire, ainsi que l'atteste par exemple l'analyse logique de J. Depresle et d'Oswald Ducrot84, ne se résout nullement dans la seule constatation, sans ambiguïté possible, du sens « anti-esclavagiste85 » de ce chapitre V, à moins de supposer une axiomatique ou une koinè rhétorique partagée « par la quasi-totalité des lecteurs » de Montesquieu, comme le fait René Pommier86. Sur ce point, on fera remarquer que « toutes les descriptions de l'ironie que ce célèbre chapitre a occasionnées divergent dans la façon dont elles décrivent le renversement ironique87 ». Condorcet, dans une note insérée au bas de la page 41 de ses Réflexions sur l'esclavage des nègres, donne une effroyable illustration de cette difficulté du renversement de l'ironie et de ses conséquences qui peuvent être tragiques : « Il y a quelque temps que les habitants de la Jamaïque s'assemblèrent pour prononcer sur le sort des mulâtres, & pour savoir si, attendu qu'il était prouvé physiquement que leur père était Anglais, il n'était pas à propos de les mettre en jouissance de la liberté & des droits qui doivent appartenir à tout Anglais. L'assemblée penchait vers ce parti, lorsqu'un zélé défenseur des privilèges de la chair blanche s'avisa d'avancer que les Nègres n'étaient pas des êtres de notre espèce, & de le prouver par l'autorité de Montesquieu ; alors il lut une traduction du chapitre de L'Esprit des lois sur l'esclavage des Nègres. L'assemblée ne manqua pas de prendre cette ironie sanglante contre ceux qui tolèrent cet exécrable usage, ou qui en profitent pour le véritable avis de l'auteur de L'Esprit des lois ; & les mulâtres de la Jamaïque restèrent dans l'oppression. » Cette anecdote, telle que Condorcet la rapporte, montre que l' « ironie sanglante » de ce texte a été, pour le moins, inefficace à lutter contre l' « oppression ». Ce qui explique pourquoi Condorcet ne donne jamais Montesquieu pour digne « déclamateur » contre l'esclavage, comme il le fait, dans la suite de cette anecdote, pour Le Gentil et, un peu loin, pour Bernardin de Saint-Pierre88. Qui plus est, tous les arguments de ce chapitre ne relèvent pas d'un retournement contraire et, pour ceux que l'on peut retourner, comme « les indices de l'ironie sont souvent incertains89 » ou équivoques90, personne ne les renverse de la même manière91. Comment et pourquoi retourner, par exemple, l'argument économique sur le coût des biens d'importation en provenance des colonies d'autant que, selon Montesquieu, la « navigation d'Afrique92 » est « nécessaire » pour fournir « des hommes pour le travail des mines et des terres de l'Amérique » ? Le voici : « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :… Le sucre seroit trop cher, si l'on ne faisoit travailler la plante qui le produit par des esclaves93. » Selon René Pommier81, Montesquieu « renverse l'ordre des choses » : « normalement », écrit-il, le prix du sucre « devrait varier en fonction » du coût du « travail humain ». René Pommier aurait raison si la norme, universellement admise et de tout temps, était, comme l'écrit Helvétius94, celle d'une « humanité » qui commande, d'abord et avant tout, à « l'amour de tous les hommes » et non « l'espoir du gain attaché à celui de la récolte ». Or, dans la logique du « grand commerce », dont la « consommation d'hommes » est « si grande », plutôt que d'élever le prix du sucre, c'est le coût du travail humain qui est abaissé et l'esclavage donné comme la conséquence inéluctable du bon marché95. Même si cet argument peut bien paraître des plus cyniques, il n'en est pas moins « le plus fort » de ce texte, comme l'a écrit René Pommier lui-même, parce qu'il a le mérite de mettre à nu les racines économiques de l'esclavage. En effet, pour bien des exploitants, planteurs et commerçants, « l'existence des colonies96 » et « la prospérité du commerce » dépendaient effectivement « du maintien de la servitude ». Raisons pour lesquelles certains dictionnaires de commerce n'en disent pas plus pour justifier l'esclavage des « Nègres », sous l'autorité de Montesquieu et sans la moindre ironie : "Ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de nos larmes", illustration de Jean-Michel Moreau extraite du Voyage à l'Isle de France de Bernardin de Saint-Pierre, 1773. « Il est difficile de justifier tout à fait le commerce des Nègres ; mais on en a un besoin indispensable pour les cultures des sucres, des tabacs, des indigo, &c. Le sucre, dit Mr. de Montesquieu, seroit trop cher si l'on ne faisoit travailler la plante qui le produit par des esclaves97. » Isolément, cet argument économique a une « rationalité pleine et entière87 ». Et face à cette « allure rationnelle », l'explication par l'ironie se révèle bien « insuffisante ». Par son travail dans « l'épaisseur79 » du texte, par « couches successives », jusqu'à sa version définitive, Catherine Volpilhac-Auger offre une approche bien plus profitable pour l'interprétation que la lecture ironique. Voici l'argument dans sa première rédaction : « Le sucre seroit trop cher si on ne faisoit pas travailler la plante qui le produit par des esclaves et si on les traitoit avec quelque humanité. » Le « processus » de réécriture montre que cet argument économique recèle, dans ses corrections, un élément qui peut servir à son analyse. En supprimant la dernière proposition, «...et si on les traitoit avec quelque humanité », Montesquieu a rendu une « plénitude rationnelle à l'argument87 » en lui « redonnant, précisément, une allure purement économique. » Dans une perspective esclavagiste, une exigence liée à l' « humanité » du traitement des esclaves serait, évidemment, contraire aux raisons qui la gouvernent. Par ailleurs, il est remarquable que Montesquieu ait donné à cet argument une concision dont la force persuasive relève bien moins de la singularité que du stéréotype ou du « préjugé87 ». Ce simplisme [archive] est tout à fait semblable à ce que l'on trouve dans les dictionnaires de commerce qui reprennent son argument selon une modalité didactique ou pédagogique98. Ce que Montesquieu donne à lire, c'est un énoncé qui, de son texte aux dictionnaires qui le reprennent, s'est figé, un savoir ou un imaginaire moyen, appartenant à une sorte de catalogue d'idées reçues ou admises, comme le sont tout autant les dictionnaires99 qui lui empruntent son argument et ceux auxquels Montesquieu a bien pu puiser lui-même, à l'exemple du Dictionnaire universel de commerce100 (1723) de Savary, antérieur à L'Esprit des lois (1748) : « Il est difficile de justifier tout à fait le commerce des Nègres ; cependant il est vrai que ces misérables Esclaves trouvent ordinairement leur salut dans la perte de leur liberté, & la raison de l'instruction Chrétienne qu'on leur donne jointe au besoin uploads/Philosophie/ a-propos-de-montesquieu.pdf

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